Avec le Viggen, la Suède introduit le premier calculateur embarqué à circuits intégrés. Le CK37 change à jamais la relation pilote-machine.
En résumé
Au début des années 1960, alors que les États-Unis et l’URSS dominent l’aviation militaire, la Suède prend une avance silencieuse mais décisive. Avec le programme Saab JA37 Viggen, Stockholm ne mise pas seulement sur l’aérodynamique ou la puissance moteur. Le véritable saut technologique se cache dans le cockpit. Le CK37, calculateur central du Viggen, devient le premier ordinateur embarqué au monde à utiliser des circuits intégrés. Avec à peine 25 kilooctets de mémoire, il gère navigation, calculs balistiques, aide à l’atterrissage et coordination radar. Cette prouesse ne repose pas sur la puissance brute, mais sur une architecture logicielle d’une efficacité redoutable et une interface homme-machine pensée pour un pilote seul. Le Viggen inaugure ainsi l’ère du cockpit numérique. Plus tard, le passage au CD 107, dérivé de technologies américaines Singer-Kearfott, confirmera cette avance conceptuelle. L’histoire du CK37 n’est pas anecdotique. Elle explique pourquoi la Suède a battu les grandes puissances sur le terrain de l’informatique embarquée.
Le contexte stratégique qui impose la révolution numérique
La Suède de la Guerre froide fait un choix singulier. Non alignée, mais exposée, elle doit pouvoir défendre son territoire seule. Cela impose des avions capables d’opérer depuis des bases routières, avec peu de personnel, dans des délais très courts. Le pilote doit décoller, naviguer, intercepter et revenir sans assistance lourde.
Cette contrainte structurelle pousse Saab à chercher une solution radicale. Multiplier les membres d’équipage n’est pas envisageable. La réponse passe par l’automatisation intelligente. Le calculateur devient un coéquipier numérique.
Le CK37, un ordinateur en avance sur son temps
Le Central Kalkylator 37 n’est pas un simple calculateur de navigation. Il est conçu comme le cerveau du système de combat. Sa caractéristique la plus marquante est l’usage de circuits intégrés, alors que la plupart des ordinateurs aéronautiques occidentaux utilisent encore des transistors discrets.
Cette décision réduit la masse, la consommation électrique et améliore la fiabilité. Le CK37 pèse environ 20 kilogrammes, un chiffre remarquable pour l’époque. Sa mémoire totale atteint environ 25 kilooctets, ce qui paraît dérisoire aujourd’hui, mais impose une rigueur extrême dans la conception logicielle.
Comment 25 kilooctets suffisent à piloter une mission complète
Le CK37 fonctionne selon une logique de priorités. Chaque fonction critique dispose d’un espace mémoire dédié et d’un temps processeur garanti. Il n’y a pas de superflu.
La navigation inertielle optimisée
Le calculateur reçoit les données d’une centrale inertielle simplifiée. Il calcule position, vitesse et cap en continu. Les erreurs sont corrigées par des points de recalage entrés manuellement par le pilote. Ce système permet une navigation autonome, même en environnement brouillé.
Le calcul balistique en temps réel
Pour l’attaque au sol, le CK37 calcule les paramètres de largage en fonction de la vitesse, de l’altitude et du profil de vol. Le pilote n’a plus à estimer. Le calculateur affiche une solution de tir directement exploitable.
Le soutien à l’interception aérienne
En mission de chasse, le CK37 travaille avec le radar embarqué. Il fournit des indications de guidage et anticipe les trajectoires. Le pilote reçoit une information synthétique, sans surcharge cognitive.
L’aide à l’atterrissage sur bases dispersées
L’une des fonctions les plus impressionnantes concerne l’atterrissage sur routes. Le CK37 calcule les paramètres de descente et guide le pilote vers une zone courte, parfois inférieure à 800 mètres. Cette capacité est essentielle à la doctrine suédoise de dispersion.
Une interface homme-machine révolutionnaire
La vraie innovation du CK37 n’est pas seulement informatique. Elle est ergonomique. Saab comprend très tôt que la valeur d’un ordinateur dépend de la manière dont le pilote interagit avec lui.
Le concept du pilote unique
Le Viggen est conçu pour qu’un seul pilote remplisse les rôles de pilote et de navigateur. Le CK37 filtre l’information. Il ne montre que ce qui est nécessaire à l’instant précis. Cette philosophie tranche avec les cockpits saturés de cadrans des années 1960.
Les sélecteurs de mode et la logique contextuelle
Le pilote sélectionne des modes simples. Navigation, attaque, interception, retour. Le CK37 adapte automatiquement ses calculs et ses affichages. Cette logique réduit drastiquement la charge mentale.
Le précurseur du cockpit numérique
Même sans écrans modernes, le Viggen anticipe le glass cockpit. Les données essentielles sont centralisées. Le pilote ne “lit” plus des instruments isolés. Il suit une information cohérente.
Pourquoi la Suède a devancé les États-Unis et l’URSS
Aux États-Unis, les calculateurs embarqués existent, mais ils sont souvent spécialisés. En URSS, l’informatique aéronautique progresse plus lentement et reste cloisonnée. Le CK37, lui, est intégré dès l’origine comme cœur du système.
La Suède bénéficie aussi d’un avantage culturel. Les équipes sont petites, les cycles de décision courts. Saab peut expérimenter, corriger et intégrer rapidement. Cette agilité explique l’avance technologique.
Les limites assumées du CK37
Le CK37 n’est pas parfait. Sa mémoire limitée impose des compromis. Les mises à jour logicielles sont complexes. Toute nouvelle fonction exige de supprimer ou d’optimiser une autre. Il n’y a aucune place pour l’improvisation.
Mais cette contrainte devient une force. Chaque ligne de code est utile. Chaque fonction est testée jusqu’à l’extrême. La fiabilité du système en opération est élevée, ce qui compte plus que la sophistication théorique.
La transition vers le CD 107 dans le JA37
Avec l’arrivée de la version JA37, dédiée à la chasse, le Viggen évolue. Le CK37 laisse place au CD 107, plus puissant. Cette évolution s’appuie sur des technologies sous licence américaine, issues notamment des travaux de Singer-Kearfott et de son calculateur SKC-2037.
Une puissance accrue, mais une philosophie inchangée
Le CD 107 offre plus de mémoire et de vitesse de calcul. Il permet une meilleure intégration radar et des capacités accrues en interception. Pourtant, la philosophie reste identique. Priorité à l’efficacité opérationnelle et à l’ergonomie.
Une hybridation technologique réussie
Contrairement à une idée répandue, l’adoption de technologies américaines ne marque pas un recul. Elle démontre la capacité de Saab à intégrer des briques étrangères dans une architecture déjà mature. Le Viggen reste un système cohérent.
L’héritage du CK37 dans l’aviation moderne
L’influence du CK37 dépasse largement le Viggen. Il impose l’idée que le logiciel est une arme. Cette vision sera reprise dans les programmes ultérieurs, y compris le Gripen, où l’informatique devient centrale.
Aujourd’hui, les avions de combat disposent de gigaoctets de mémoire et de processeurs massivement parallèles. Pourtant, la logique reste la même. Filtrer, prioriser, assister le pilote sans l’étouffer. Cette approche naît avec le CK37.
Une leçon de sobriété technologique
Le CK37 rappelle une vérité souvent oubliée. La supériorité ne vient pas toujours de la puissance brute. Elle naît parfois de la discipline conceptuelle. En 1967, la Suède n’avait ni les budgets américains ni les ressources soviétiques. Elle a compensé par l’intelligence système.
Le Viggen n’est pas seulement un avion. C’est un manifeste. Celui d’une aviation où la machine travaille pour l’homme, et non l’inverse. Le CK37, avec ses 25 kilooctets, a ouvert la voie à la guerre aérienne numérique bien avant que le terme n’existe.
Sources
- Archives Saab Aircraft, programme Viggen et CK37
- Swedish Air Force historical technical manuals
- Jane’s Avionics and Aircraft Systems, éditions années 1970–1980
- Analyses techniques sur l’évolution des calculateurs embarqués européens
- Études comparatives sur l’informatique aéronautique de la Guerre froide
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