Moscou promet un Su-57 chef d’essaim avec le S-70 Okhotnik. Entre liaisons de données, guerre électronique et réalité du front, que vaut le concept ?
En résumé
La Russie met en avant le couple Su-57–S-70 Okhotnik comme réponse au tournant du combat aérien : un chasseur habité observe et décide, un drone furtif lourd s’expose et frappe. Sur le papier, la formule réduit le risque humain et étend la portée des capteurs et des armes. Dans la pratique, tout dépend de trois verrous. Le premier est la liaison de données, qui doit rester stable sous brouillage et à grande distance. Le deuxième est l’autonomie, car le drone doit naviguer, survivre et revenir en mode dégradé sans dériver vers l’ennemi. Le troisième est l’industrialisation : sans production en série, la « meute » reste un démonstrateur. L’incident du 5 octobre 2024, où un S-70 a été détruit par un Su-57 après une perte de contrôle, illustre la fragilité du concept. Au-delà du discours, l’enjeu est simple : prouver qu’un loyal wingman reste utile quand le réseau casse vraiment.
Le duo Su-57–Okhotnik, un marqueur de sixième génération
L’idée d’un avion de chasse qui commande des drones est devenue un marqueur de la 6e génération. Côté russe, le récit se concentre sur un binôme : Su-57 et S-70 Okhotnik. La promesse est double. D’abord, déplacer une partie du risque hors du cockpit, en envoyant le drone au contact. Ensuite, multiplier les capteurs et les armes disponibles sans multiplier les pilotes. C’est une réponse à un ciel saturé, où la défense sol-air et la guerre électronique réduisent la liberté d’action.
Ce pari est cohérent sur le plan doctrinal. Il est aussi très exigeant. Dans une guerre moderne, la connectivité est une cible. Les liaisons sont brouillées, interceptées, trompées. Et les émissions radio, même brèves, révèlent une présence. Un loyal wingman ne vaut donc que s’il reste utile quand le réseau se dégrade, et s’il n’expose pas un secret technologique majeur au premier crash.
La logique d’emploi d’un chasseur chef de meute
Transformer un chasseur en poste de commandement tactique suppose une répartition nette des tâches. Le Su-57 reste en retrait, là où la survie est plus probable. Il fusionne les pistes, choisit les priorités, et attribue les rôles. C’est l’esprit du combat collaboratif : la supériorité vient de la coordination, pas d’un seul capteur.
Le partage des rôles entre capteurs, armes et exposition
Le S-70 peut jouer plusieurs cartes. Éclaireur d’abord, en allant « provoquer » une réaction radar sans risquer un pilote. Leurre ensuite, en forçant l’ennemi à allumer ses capteurs, donc à se dévoiler. Porteur d’armes enfin, en déposant des munitions depuis des soutes internes, pour rester discret. Dans un scénario idéal, le drone accepte les profils « sales » : pénétration, exposition, brouillage, prise de risque.
Mais il faut être lucide. Un drone furtif lourd n’est pas une munition consommable. Sa perte peut coûter cher, en argent et en crédibilité. Et sa production, si elle reste faible, limite mécaniquement l’effet de masse qui fait la force d’une « meute ».
Le S-70 Okhotnik, un drone lourd au-dessus du bas du spectre
Le S-70 est présenté comme une aile volante, architecture favorable à la furtivité et au volume interne. Les données ouvertes donnent un ordre de grandeur : envergure autour de 18 à 20 m (65 ft), longueur autour de 13 à 14 m, masse maximale au décollage proche de 20 à 25 t, vitesse autour de 1 000 km/h (620 mph). On parle donc d’un drone plus proche d’un petit bombardier que d’un quadricoptère tactique. Son intérêt n’est pas la chasse au FPV. C’est la frappe plus profonde et la reconnaissance dans un environnement défendu.
La cellule furtive et les contraintes de stabilité
Son design suggère deux priorités. D’abord, des soutes internes, donc un emport discret de munitions guidées ou planantes. Ensuite, une autonomie de vol qui doit rester stable malgré une cellule sans empennage classique, très dépendante des lois de commande. C’est un point sensible : en zone contestée, une panne, une perte de navigation ou un brouillage peuvent provoquer une dérive rapide.
L’aile volante pose aussi la question de la signature infrarouge. Les images disponibles montrent des solutions de propulsion qui ne semblent pas maximiser la discrétion IR. Cela ne rend pas l’appareil inutile. Cela réduit simplement la marge face à des capteurs optroniques et IR modernes.

Le Su-57, capteurs et gestion de mission au service du drone
Pour commander une plateforme non habitée, le Su-57 doit voir et trier. Les descriptions publiques de sa suite N036 Belka évoquent une architecture AESA en bande X, complétée par des réseaux latéraux, et par des antennes en bande L intégrées aux bords d’attaque, utilisées notamment pour l’identification et des fonctions de guerre électronique. À cela s’ajoute une optronique 101KS, dont un capteur IRST, utile pour détecter sans émettre, donc sans se trahir.
La charge de travail et l’hypothèse d’une version biplace
Le problème n’est pas seulement technique. Il est humain. Un pilote ne peut pas être à la fois navigateur, survivant, tireur, et contrôleur fin d’un drone lourd. D’où les récits sur une version biplace « de commandement », ou sur des aides logicielles qui filtrent l’information et proposent des actions. Sans automatisation crédible, le « chef de meute » devient une surcharge cognitive. Et un avion surchargé commet des erreurs, surtout sous stress et sous brouillage.
La liaison de données, cœur du concept et point de rupture
Un loyal wingman efficace doit fonctionner quand la radio se dégrade. Sinon, il devient un boulet. La liaison de données doit donc être robuste, chiffrée, résistante au brouillage, et discrète. Elle doit aussi gérer la latence et la perte de paquets, surtout si la mission s’éloigne et si l’on sort de la visibilité directe.
La conduite en mode mixte entre contrôle et autonomie
Cela impose une architecture mixte. Le drone a besoin d’autonomie embarquée pour naviguer, éviter le terrain, gérer des pannes et revenir seul. L’humain garde le contrôle des effets, surtout de l’emploi des armes. Entre les deux, il faut des modes dégradés clairs : orbite d’attente, retour automatique, abandon de mission. Sans cela, le drone peut dériver, être capturé, ou devenir une menace.
La robustesse sous brouillage et la discrétion électromagnétique
Une difficulté supplémentaire tient à la discrétion. Plus on transmet, plus on est repérable. Plus on réduit les transmissions, plus on dépend de l’autonomie. Le compromis est délicat, surtout contre un adversaire qui combine brouilleurs, moyens d’interception, et frappes sur les relais. C’est précisément ce que la guerre en Ukraine a banalisé.
L’incident d’octobre 2024, un test en conditions réelles
Le 5 octobre 2024, un S-70 s’est écrasé près de Kostiantynivka après avoir été abattu par un Su-57 russe, selon plusieurs sources ouvertes. Le scénario le plus souvent retenu est une perte de contrôle ou de communication, suivie d’une destruction volontaire pour éviter la récupération par l’Ukraine. La distance de décollage mentionnée dans certains récits, depuis Akhtubinsk, est de l’ordre de 587 km (365 mi) derrière la ligne de front, ce qui illustre un profil « d’essai opérationnel » plus que de routine.
La leçon sur la sécurité anti-capture et les procédures
L’épisode a une valeur de signal : en environnement brouillé, la chaîne de commandement peut casser. La leçon est brutale. Sans résilience C2, une « meute » devient un risque stratégique. D’où la nécessité de procédures anti-capture, d’effacement de données sensibles et de plans d’abandon. C’est ingrat, mais c’est incontournable dès qu’un système furtif opère au-dessus d’un territoire contesté.
L’équation industrielle, entre ambition et contraintes
Le programme Okhotnik a été associé à des annonces répétées de passage en production. Les calendriers cités publiquement ont glissé, ce qui est classique pour un drone lourd furtif. La question n’est pas de savoir s’il volera. Il vole déjà. La question est la série, donc la doctrine. Sans volumes, pas de « meute » durable.
Cette contrainte se combine à un environnement industriel tendu. Les sanctions industrielles compliquent l’accès à certains composants, et poussent à des substitutions qui prennent du temps. Dans ce contexte, la tentation est forte de réserver les systèmes les plus avancés à des unités limitées et à la communication, plutôt que de les généraliser rapidement.
L’argument d’exportation, utile mais difficile à convertir
Vendre un chasseur aujourd’hui, c’est vendre un écosystème. Sur le papier, proposer un Su-57 capable d’orchestrer un drone furtif lourd est un argument d’exportation puissant. Il promet un saut doctrinal sans attendre une nouvelle génération d’avions.
Mais un client veut des preuves et des garanties. Il veut un drone disponible, maintenable, et mis à jour. Il veut aussi une chaîne de commandement qu’il contrôle. Or, un système loyal wingman vit et meurt par sa connectivité et son logiciel. Si Moscou ne livre pas l’ensemble, ou si elle le livre au rabais, la valeur commerciale s’effondre.
La question qui reste : la meute survivra-t-elle au brouillage ?
Le principe du Loyal Wingman est rationnel. La guerre récente montre que l’attrition et le brouillage punissent les systèmes rares et trop connectés. Le duo Su-57–Okhotnik est donc un test grandeur nature : réussir à garder un drone utile quand le réseau se dégrade, et à le produire en quantité suffisante pour peser.
S’il y parvient, la Russie gagnera un outil de pénétration et une vitrine technologique. S’il échoue, la révolution continuera ailleurs, dans des drones plus petits, plus nombreux, et plus faciles à produire, où la masse et le logiciel comptent davantage que la seule furtivité.
Sources
The War Zone — Russia’s S-70 Hunter Drone Was Armed When Shot Down By Friendly Fighter Over Ukraine.
Aviation Safety Network — Accident Sukhoi S-70 Okhotnik-B 074 Red, Saturday 5 October 2024.
The War Zone — Watch Russia’s S-70 Unmanned Combat Air Vehicle Fly With An Su-57 For The First Time.
AeroTime — Sukhoi S-70 makes maiden sortie with Su-57 fighter jet.
The Defense Post — Russia Equips Su-57 Jets With AI-Based Secure Communications Suite.
Airforce Technology — Russian conglomerate develops AI communications for fifth-generation aircraft (Su-57).
TASS — Two-seat variant of Su-57 to be designed for control of Okhotnik drones.
Institute for Defence Studies and Analyses — S-70 Okhotnik UCAV Debuts on the Russia–Ukraine Battlefront.
Byelka (radar) — N036 Belka radar system overview.
Reuters — Rostec says defence exports halved since 2022 as Russian orders dominated.
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