Pensé comme un chasseur VTOL révolutionnaire, le Bell D-139 et ses Vertiburners ont surtout servi de laboratoire risqué pour la technologie de décollage vertical.

En résumé

Le Bell D-139 est l’un de ces projets de la guerre froide qui n’a jamais volé, mais qui dit beaucoup sur les ambitions et les limites de l’aviation à décollage vertical. Imaginé au milieu des années 1950 comme un chasseur VTOL de jour pour l’US Air Force ou l’US Navy, il reposait sur un concept audacieux : le Vertiburner, un système dérivé d’un turboréacteur unique dont les gaz étaient redirigés et réactivés dans des conduits verticaux pour générer une poussée vers le bas. L’objectif était clair : obtenir un avion VTOL supersonique sans multiplier les moteurs ni sacrifier les performances en croisière. En pratique, les essais de principe ont montré une complexité excessive, un rendement médiocre et des risques élevés de recirculation de gaz chauds et de pertes de contrôle. Le projet a été abandonné au profit du Bell D-188, puis du Bell D-188A, dotés de solutions plus classiques comme les jets de sustentation dédiés et les tilt-jets. Pourtant, le D-139 a joué un rôle discret mais réel dans l’évolution de la technologie de décollage vertical, en mettant en lumière ce qu’il ne fallait plus faire : compter sur des systèmes de poussée augmentée trop sophistiqués et difficiles à maîtriser en opération.

Le contexte des projets VTOL de Bell dans les années 1950

Au milieu des années 1950, Bell Aircraft est au cœur de l’effervescence technologique américaine. La firme sort à peine du succès symbolique du X-1 et explore déjà l’après-chasseur supersonique classique. Les États-Unis vivent alors l’obsession de la base avancée : pouvoir déployer des intercepteurs ou des chasseurs d’attaque sans dépendre de grandes pistes vulnérables. C’est la matrice de nombreux projets d’avion VTOL et de V/STOL.

Dans ce paysage, Bell multiplie les études internes, regroupées sous des désignations “D-”. Le D-118, le D-139, puis le Bell D-188 forment une lignée de concepts VTOL à réaction destinés à offrir des performances comparables à celles d’un chasseur supersonique classique, tout en décollant à la verticale depuis des plateformes réduites. Le D-139 est clairement identifié comme « VTOL day fighter weapon system », avec un premier jet de conception daté autour de 1955.

La logique stratégique est directe : rapprocher le chasseur de la ligne de front, disperser les appareils pour survivre à une première frappe soviétique, et éviter la vulnérabilité des grandes bases aériennes. Dans cette optique, un programme VTOL capable de mettre en ligne un intercepteur supersonique à décollage vertical semble séduisant, malgré les risques techniques. Bell veut se positionner comme le champion de cette niche, en s’appuyant sur son expérience des X-planes et sur des relations privilégiées avec l’US Air Force et l’US Navy.

Le D-139 va servir de pivot dans cette stratégie. Il doit démontrer qu’un seul turboréacteur, intelligemment exploité, peut fournir la poussée pour le vol horizontal et le vol vertical, sans recourir à une forêt de moteurs additionnels lourds et coûteux à entretenir. C’est là que l’idée du Vertiburner apparaît.

Bell D-139 Vertiburner

Le concept du Bell D-139 Vertiburner comme chasseur VTOL

Les rares illustrations et descriptions disponibles montrent le Bell D-139 comme un chasseur compact, monoplace, à aile en flèche, rappelant dans ses proportions certains intercepteurs de l’époque. Un seul turboréacteur principal assure la propulsion en vol horizontal, avec une entrée d’air classique latérale ou ventrale selon les versions de l’étude.

L’originalité réside dans l’architecture de sustentation : au lieu d’ajouter des moteurs verticaux dédiés, le D-139 utilise des conduits internes reliés au moteur principal. En phase de décollage vertical, une partie du flux de gaz chauds est dérivée vers des buses orientées vers le bas, disposées dans le fuselage et/ou les ailes. Ces buses ne se contentent pas de dévier le flux : elles l’augmentent, grâce au système Vertiburner, pour générer une poussée supplémentaire suffisante pour arracher l’avion du sol.

Ce concept doit permettre de conserver une cellule relativement fine, avec une capacité en carburant comparable à celle d’un chasseur classique, tout en offrant une poussée de sustentation acceptable. Sur le papier, l’appareil promet une vitesse de croisière transsonique voire supersonique, avec une masse au décollage compatible avec les turboréacteurs disponibles à l’époque. L’objectif est d’obtenir un chasseur VTOL capable d’intercepter des bombardiers à haute vitesse, tout en opèrant depuis des sites dispersés.

Mais le prix à payer est évident : la cellule devient un labyrinthe de conduits, de volets de dérivation, de clapets et de buses orientables. Le centre de gravité, le centre de poussée verticale et les moments de contrôle doivent être alignés avec une grande précision, sous peine de rendre la phase de transition incontrôlable. À l’époque, les systèmes de pilotage assisté et les calculateurs numériques n’existent pas encore. On compte sur la main du pilote et sur quelques systèmes d’assistance relativement rudimentaires.

La technologie des Vertiburners et la propulsion à poussée vectorielle

Le Vertiburner est le cœur du concept, et aussi sa principale faiblesse. Les documents techniques détaillés restent rares, car une bonne partie de ces travaux a été consignée dans des rapports internes ou des études comme celles de Bell Aerosystems sur les chasseurs supersoniques V/STOL. Mais les indices convergent : il s’agit d’un système proche d’un “bleed-air burner” ou d’un ducted rocket, utilisant l’air prélevé sur le compresseur ou les gaz chauds du turboréacteur principal, réinjectés dans des conduits verticaux où un carburant supplémentaire est brûlé.

Autrement dit, le Vertiburner est une forme de propulsion à poussée vectorielle interne : plutôt que de basculer tout le moteur comme un tilt-jet, on garde le moteur fixe et on répartit la poussée dans des sorties orientées. Les conduits sont dessinés pour aspirer de l’air ambiant, mélangé aux gaz du moteur, afin d’augmenter la masse de flux et donc la poussée pour un même débit de carburant. Sur le papier, le rendement est supérieur à celui d’une simple déviation du jet d’échappement.

Dans la pratique, plusieurs problèmes se posent immédiatement. Le premier est la complexité fluidique : les conduits doivent gérer des flux à haute température, avec des pertes de charge importantes, des séparations d’écoulement et des risques de réingestion de gaz chauds par les entrées d’air du moteur. Le second est thermique : les parois internes subissent des flux thermiques très élevés, sans l’espace disponible pour des protections thermiques massives.

Enfin, la modulation fine de la poussée verticale est difficile. Il faut coordonner le débit du turboréacteur, la dérivation vers les conduits, la combustion additionnelle dans les Vertiburners et le contrôle en roulis, tangage et lacet par de petites tuyères ou buses de réaction. C’est une tâche déjà délicate avec des systèmes modernes à contrôle numérique ; dans les années 1950, c’est franchement ambitieux.

Les retours, indirects, indiquent que la solution n’a pas donné les performances espérées. Sur des forums et synthèses historiques, le système Vertiburner du D-139 est souvent cité comme aussi peu concluant que l’augmentor wing du XFV-12 ou le jet augmentor du XV-4. Techniquement brillant, mais opérationnellement fragile.

Les limites techniques et opérationnelles du Bell D-139

Dans un contexte d’armées pressées d’obtenir des capacités réelles, le Bell D-139 accumule les handicaps. Sur le plan des masses, le réseau de conduits, de soupapes et de buses pèse lourd. Chaque kilogramme consacré à la propulsion verticale est un kilogramme en moins pour le carburant, le radar ou l’armement. L’avantage théorique d’un seul moteur se réduit rapidement quand on additionne les masses de structure et de systèmes associés.

Sur le plan opérationnel, la philosophie pose question. Un avion VTOL de chasse doit être capable de décoller de sites sommaires, parfois endommagés ou sales. Or, un système Vertiburner souffle des jets brûlants à proximité directe de la cellule et du sol. Les risques d’ingestion de débris, de détérioration des revêtements et de dommages thermiques au sol sont élevés. On retrouve à plus petite échelle des problématiques qui affecteront plus tard des appareils comme le Harrier ou le F-35B, mais sans les solutions de conception et de pilotage modernes.

L’entretien est un autre point noir. Un turbomoteur unique, très sollicité, qui alimente à la fois la poussée horizontale et verticale, devient un point de défaillance critique. Une panne moteur en phase de décollage ou d’atterrissage vertical laisse très peu de marge. À cela s’ajoute la maintenance des conduits et des chambres de combustion secondaires, difficile d’accès.

Dans un environnement budgétaire où les Forces cherchent des solutions crédibles à court ou moyen terme, ce type de configuration apparaît vite comme une impasse. Les décideurs constatent que d’autres voies – jets de sustentation dédiés, tilt-jets, tilt-rotors – offrent des trajectoires plus réalistes, même si elles ne sont pas parfaites. Le programme VTOL Bell autour du D-139 est donc redirigé vers une approche moins exotique.

De Bell D-139 à Bell D-188 et D-188A : l’héritage industriel

L’échec du Vertiburner ne signifie pas la mort du concept VTOL chez Bell, au contraire. L’entreprise reprend la base du Bell D-139, élimine le système Vertiburner et le remplace par des moteurs de sustentation séparés : c’est la genèse du Bell D-188, puis du Bell D-188A, souvent cité à tort sous la désignation XF-109.

Cette bascule est instructive. Elle acte, de fait, l’abandon de l’illusion d’un moteur “magique” qui ferait tout. Bell accepte de payer le prix structurel de plusieurs turboréacteurs, certains dédiés au vol vertical, d’autres au vol horizontal. C’est plus lourd, plus complexe en termes de logistique, mais plus maîtrisable sur le plan aérodynamique et thermique.

Le D-188A reste lui aussi un projet sans débouché opérationnel, mais il apporte des briques qui nourriront d’autres travaux, jusqu’au X-22 et, plus tard, aux études qui mèneront aux tilt-rotors modernes. La filiation est claire : sans le D-139 et ses Vertiburners, la courbe d’apprentissage de Bell sur la technologie de décollage vertical aurait été différente.

D’un point de vue industriel, ces projets montrent aussi la logique des années 1950 : multiplier les concepts, pousser les études très loin sur le papier, parfois jusqu’à la maquette, puis couper net dès qu’un verrou majeur apparaît. Le D-139 est typique de cette phase : peu connu, peu documenté, mais significatif d’une époque où l’on n’hésitait pas à explorer des solutions que l’on jugerait aujourd’hui déraisonnables.

Bell D-139 Vertiburner

L’apport réel du Bell D-139 à la technologie VTOL moderne

Il serait facile de réduire le Bell D-139 à une curiosité ratée. Ce serait aussi passer à côté de l’essentiel. Le projet a permis de tester – au moins sur le plan théorique et expérimental – les limites d’une approche centrée sur la poussée augmentée via un seul moteur. Les problèmes rencontrés sur les Vertiburners ont montré, très tôt, que les systèmes d’augmentation de poussée basés sur des conduits internes complexes et des combustions secondaires étaient extrêmement délicats à exploiter en opération.

Cette leçon se retrouve dans d’autres programmes. Le Ryan XV-5 Vertifan, le Vought XFV-12 ou certains démonstrateurs de soufflage de voilure ont, chacun à leur façon, confirmé que ces solutions restaient fragiles, sensibles aux conditions de vol et difficiles à maintenir. En négatif, le D-139 a donc contribué à recentrer les efforts sur des architectures VTOL plus robustes : rotors basculants, ventilateurs de sustentation dédiés, ou combinaisons plus simples de moteurs de levage et de propulsion.

Aujourd’hui, Bell explore des concepts HSVTOL combinant tilt-rotor et propulsion à réaction, avec des objectifs de vitesse supérieurs à 400 nœuds (environ 740 km/h). Ces projets reposent sur une compréhension fine des flux d’air, des charges thermiques et des compromis de masse que l’on n’avait pas dans les années 1950. On peut difficilement prétendre que le D-139 en est l’ancêtre direct, mais il appartient clairement à la même histoire : celle d’un constructeur obsédé par la capacité à décoller verticalement sans renoncer aux performances en croisière.

Le D-139 rappelle une réalité que l’on préfère souvent gommer dans les récits technologiques : la plupart des idées avancées ne débouchent jamais sur un appareil opérationnel. Mais elles laissent des traces dans les méthodes de calcul, dans les modèles d’essais, dans les intuitions des ingénieurs. Et parfois, ce sont ces “ratés” qui évitent aux générations suivantes de perdre encore dix ans dans des impasses déjà explorées.

Sources

Aerospace Projects Review, Volume 2, Number 3 – Bell VTOL fighter concepts (D-139 et D-188)
The Unwanted Blog – Bell D-139 VTOL fighter, mai 2009
SecretProjects.co.uk – Bell Aircraft / Bell Aerospace “D-” designations, discussion sur D-139 et Vertiburner
James A. O’Malley – The Design of a Supersonic V/STOL Fighter-bomber, Bell Aerosystems, 1961
NASA – V/STOL Concepts in the United States: Past, Present and Future
Divers articles et synthèses historiques sur les projets VTOL de Bell et l’évolution des démonstrateurs D-188 / D-188A

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