Le Pentagone crée une counter-UAS marketplace pour équiper rapidement bases et agences américaines face à la montée des incursions de drones.

En Résumé

Le Pentagone met en place un portail d’achat en ligne présenté comme un « Amazon » interne dédié aux équipements de défense antidrone. Porté par la JIATF-401, une task force interagences dirigée par l’US Army, ce portail doit permettre aux commandants de bases, au FBI, au Department of Homeland Security et aux forces de police d’identifier, comparer et commander capteurs et effecteurs contre drones, avec des retours d’expérience standardisés. Cette initiative intervient alors que le commandant de NORAD/NORTHCOM a reconnu environ 350 incursions de drones sur une centaine d’installations militaires en 2024, et plus de 27 000 détections dans un rayon de 500 m le long de la frontière sud sur le second semestre. Le marché mondial des systèmes antidrones, estimé autour de 2,5 à 3 milliards de dollars (environ 2,3 à 2,7 milliards d’euros) en 2025, connaît une croissance annuelle supérieure à 25 %. Le Pentagone cherche donc à rationaliser des achats jusque-là dispersés, à améliorer l’interopérabilité technique et à combler des lacunes légales qui limitent encore la capacité des bases à neutraliser un drone au-dessus de leur propre périmètre.

Un portail de défense antidrone inspiré du commerce en ligne

Le cœur du projet consiste à créer une counter-UAS marketplace accessible aux acteurs fédéraux et locaux concernés par la menace des drones. L’idée est simple sur le papier : un site sécurisé, catalogue en ligne, fiches détaillées, comparatifs, retours d’utilisateurs, comme sur une grande plateforme de commerce grand public. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas de casques audio mais de radars à courte portée, de capteurs radiofréquence, de caméras électro-optiques et d’effecteurs radio ou cinétiques.

La JIATF-401 (Joint Interagency Task Force-401), créée à l’été 2025, dispose d’une capacité d’allocation d’environ 50 millions de dollars par initiative, soit près de 46 millions d’euros, pour accélérer le déploiement de capacités antidrones. Elle peut déroger en partie aux procédures d’acquisition classiques, lourdes et lentes, qui rendent l’appareil bureaucratique américain incapable de suivre le rythme de la prolifération des drones commerciaux et militaires. Le portail doit servir de point d’entrée unique, là où aujourd’hui chaque service achète encore ses solutions via ses propres circuits.

Cette initiative répond à une réalité devenue difficile à ignorer. D’après les chiffres communiqués au Congrès, environ 350 incursions de drones ont été détectées au-dessus ou à proximité d’une centaine de bases militaires américaines en 2024. Les incidents autour de Langley, Wright-Patterson, Vandenberg ou Picatinny Arsenal ont montré que ces engins peuvent observer des avions, cartographier des procédures ou tester les réactions de défense, sans que les autorités aient toujours le droit ou les moyens techniques de les neutraliser immédiatement.

Le Pentagone assume donc une approche pragmatique : plutôt que de prétendre disposer d’un système universel, il accepte la coexistence d’une multitude d’outils spécialisés, mais veut les rendre visibles, comparables et évalués de manière objective. Derrière le vocabulaire marketing du « marketplace », le message implicite est clair : sans standardisation et sans mutualisation, l’argent dépensé dans la défense antidrone restera mal utilisé.

Une architecture modulaire de systèmes counter-UAS

Le portail ne doit pas seulement référencer des « produits finis », mais surtout des briques technologiques modulaires. L’objectif est d’abandonner la logique du « système monolithique » au profit d’un assemblage de composants interchangeables : radars, caméras EO/IR, récepteurs radio, effecteurs non cinétiques ou cinétiques à faible risque collatéral, logiciels de fusion de données.

Concrètement, un commandant de base ou un responsable du DHS pourra consulter des fiches où seront détaillées portée de détection en kilomètres, précision angulaire, taux de fausses alertes, temps de réaction, consommation électrique, coût total de possession en dollars et euros par an. Les performances seront documentées selon des protocoles d’essais standardisés, en conditions météo variables, en zones urbaines ou rurales, face à des drones de différentes tailles et signatures. Cette base de données se veut « autoritative », c’est-à-dire opposable, pour éviter le discours purement commercial.

Les kits déployés par NORTHCOM donnent un aperçu de cette logique modulaire. Les « flyaway kits » intègrent par exemple le capteur mobile Heimdal, un radar et une optique thermique avec couverture à 360° sur remorque, la chaîne de drones intercepteurs Anduril Anvil, l’effecteur de guerre électronique Pulsar et le système infrarouge large champ Wisp. L’ensemble offre une bulle de détection et de neutralisation couvrant plusieurs kilomètres autour d’une installation, avec une capacité d’engagement autonome contre des drones de petite taille.

Au niveau mondial, le marché des systèmes antidrones croît à un rythme de 25 à près de 30 % par an selon les études, passant d’environ 2,5 à 3 milliards de dollars (2,3 à 2,7 milliards d’euros) en 2025 à plus de 30 milliards de dollars (environ 28 milliards d’euros) vers 2034. La part de l’Amérique du Nord dépasse déjà 40 % du volume. Les industriels – Anduril, DroneShield, EOS, startups spécialisées dans les radars compacts – rivalisent pour proposer des capteurs plus sensibles et des effecteurs plus précis. Le portail du Pentagone devient, de fait, un outil de sélection et de pression sur ce marché : les solutions qui ne franchiront pas le filtre technique de la counter-UAS marketplace auront peu de chance de s’imposer.

Ce choix assumé de la modularité a une conséquence directe : il oblige les industriels à concevoir des interfaces ouvertes. La promesse aux utilisateurs est claire : assembler un radar de fabricant A, un récepteur radio de fabricant B et un effecteur de fabricant C, sans devoir réinventer l’intégration à chaque fois. Dans un secteur où la tentation du verrouillage propriétaire reste forte, c’est tout sauf anodin.

Un commandement unifié, mais des réactions locales très rapides

La JIATF-401 ne se contente pas de référencer des matériels. Elle mène aussi un travail de rationalisation des systèmes de commandement et de contrôle (C2) employés pour la lutte antidrones. Lors de l’exercice Operation Clear Horizon, tous les grands systèmes de mission command des différentes armes ont été testés et comparés, à la fois en termes de performances mesurables et de fluidité des chaînes de décision.

Le constat implicite est sans surprise : chaque service a développé son propre outil, avec ses formats de données, ses écrans, ses procédures. Cela conduit à des intégrations laborieuses dès qu’il faut ajouter un nouveau capteur ou un nouveau moyen de neutralisation. L’objectif désormais est de définir des protocoles de communication communs, sur le modèle de ce qui se fait pour les réseaux Wi-Fi domestiques : lorsqu’un nouveau capteur arrive, il doit s’annoncer automatiquement au système, partager ses données selon des formats connus et se laisser piloter sans développement spécifique.

L’enjeu est double. D’un côté, un C2 unifié permet de construire une « vue air » cohérente, intégrant radars militaires, capteurs civils, écoute radio, systèmes passifs et données externes. De l’autre, la task force insiste sur la nécessité de laisser la main aux opérateurs locaux. Un drone de petite taille peut apparaître et atteindre une cible en quelques dizaines de secondes. Si chaque décision nécessite une remontée hiérarchique et un feu vert politique, la défense est déjà dépassée.

Ce point est sensible politiquement. Un général de NORAD a reconnu devant le Congrès que les limites des autorités actuelles empêchent parfois un commandant de base d’agir immédiatement, même lorsque le drone survole des infrastructures sensibles. D’où la volonté affichée d’étendre et clarifier les marges de manœuvre au titre de la loi 130i, qui encadre aujourd’hui la protection de certaines installations contre les drones. Tant que ces ambiguïtés perdurent, la meilleure défense antidrone reste partiellement désarmée.

La vérité est brutale : la technologie des capteurs et des effecteurs progresse vite, mais la coordination entre acteurs, les processus de décision et le cadre juridique suivent avec retard. C’est ce décalage que la JIATF-401 tente de réduire, avec un mélange d’harmonisation logicielle et de renforcement des responsabilités locales.

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Des kits de réaction rapide et une défense en couches des bases

Les kits de réaction rapide, ou flyaway kits, déployés par NORTHCOM incarnent une approche concrète de défense en couches. Ces ensembles, transportables par C-130, peuvent être projetés sous 24 heures vers une base confrontée à une menace de drones qu’elle ne maîtrise pas. Ils combinent détection radar mobile, surveillance thermique panoramique, écoute radio, guerre électronique et interception autonome.

Concrètement, le capteur mobile Heimdal balaie l’espace aérien à 360° pour repérer des drones à basse altitude, parfois de quelques dizaines de centimètres seulement. Le système Wisp fournit une veille infrarouge large champ aidée par des algorithmes d’intelligence artificielle, capable de suivre simultanément de nombreux échos. L’effecteur Pulsar intercepte, suit, classe et brouille les liaisons radio entre drone et opérateur, permettant parfois de forcer l’atterrissage ou le retour au point de départ. Les drones intercepteurs Anduril Anvil, enfin, montent à l’interception et neutralisent physiquement l’engin ciblé en vol, en visant un impact direct ou un contact contrôlé.

Ces kits ne sont pas une solution miracle. À l’heure actuelle, seuls quelques sites stratégiques en disposent, alors que les États-Unis comptent plus de 350 grandes installations militaires. De plus, même si les effecteurs non explosifs limitent les dégâts collatéraux, la neutralisation d’un drone au-dessus d’une zone densément peuplée reste risquée : chute de débris, brouillage radio affectant d’autres systèmes, erreur d’identification. Les autorités le savent, mais l’alternative – laisser des drones inconnus survoler des laboratoires, des entrepôts de munitions ou des escadrons de chasse – est jugée plus dangereuse encore.

Les données officielles montrent une montée nette du phénomène. Outre les 350 incursions sur des bases, les autorités américaines évoquent plus de 27 000 drones détectés à proximité immédiate de la frontière sud sur six mois, et un doublement des survols de stades entre 2021 et 2024 (de 1 300 à 2 300 incidents environ). Ces chiffres ne sortent pas d’un discours alarmiste : ils traduisent simplement l’explosion du parc de drones civils et la facilité avec laquelle ils peuvent être utilisés pour de la surveillance, de la contrebande ou des essais offensifs.

Dans ce contexte, la « défense en couches » n’est pas un slogan conceptuel. Il s’agit d’aligner capteurs longue portée, radars de proximité, moyens passifs (acoustiques, optiques), guerre électronique et interceptors drone contre drone, selon une logique graduée. Le portail de défense antidrone du Pentagone ne vise pas à imposer un schéma unique, mais à offrir un catalogue structuré permettant de construire cette architecture, site par site.

Des frontières sous pression et un cadre légal à ajuster

La frontière sud des États-Unis est devenue un laboratoire de fait pour les configurations antidrones. NORTHCOM travaille avec le DHS, Customs and Border Protection, le Department of Interior et d’autres agences pour déployer un réseau de détection et de neutralisation assez dense pour suivre des drones traversant plus de 3 100 km de frontière (1 954 miles). On ne parle pas ici d’un cas isolé, mais de milliers de vols, dont une partie utilisés pour transporter drogue, pièces détachées ou simplement tester les réactions américaines.

Sur ce théâtre, la défense antidrone ne peut pas se limiter à protéger quelques sites fixes. Il faut corréler radars, capteurs optiques, détecteurs radio, moyens mobiles montés sur véhicules, voire systèmes embarqués sur hélicoptères ou avions à voilure fixe. Les projets évoqués par la JIATF-401 incluent des intercepteurs peu coûteux, capables d’être consommés en nombre sans ruiner les budgets. L’idée est claire : un drone de contrebande à 3 000 euros ne sera jamais abattu avec un missile à plusieurs centaines de milliers d’euros, sous peine de non-sens économique durable.

Parallèlement, le débat juridique se tend. La loi 130i du Title 10 autorise déjà l’armée à détecter, suivre et neutraliser des drones pour protéger certains sites, y compris en perturbant des communications radio. Mais cette autorité ne couvre qu’une partie des bases. De nombreux espaces sensibles restent sous un régime plus flou, dans lequel la responsabilité de l’action est partagée entre FAA, FBI, DHS, forces armées et polices locales. En pratique, cela signifie des délais, des hésitations et des zones grises dont les opérateurs de drones malintentionnés peuvent tirer parti.

Les demandes formulées au Congrès sont directes : extension de 130i à l’ensemble des installations à caractère stratégique, clarification des responsabilités « à l’intérieur » et « à l’extérieur » des clôtures, facilitation du partage de données en temps réel entre agences. La rhétorique sur la protection de la vie privée ou le risque de dérive sécuritaire est légitime, mais elle sert aussi parfois de prétexte pour ne rien décider. Pendant ce temps, les drones volent, filment, testent les limites.

Ne pas le dire serait hypocrite : si des bases américaines restent vulnérables, ce n’est pas faute de technologie disponible, c’est en grande partie à cause d’un empilement de règles, de rivalités administratives et de budgets mal coordonnés. La counter-UAS marketplace du Pentagone et la montée en puissance de la JIATF-401 sont autant de tentatives pour contourner ce blocage sans attendre une réforme complète, qui n’arrivera pas rapidement.

Une réponse industrielle à un problème durable de sécurité nationale

En réunissant dans un même dispositif marketplace, standardisation technique et coordination interagences, le Pentagone traite la menace drones comme un problème industriel à grande échelle. Au vu des chiffres de marché – croissance annuelle de plus de 25 %, projection vers 30 milliards de dollars (environ 28 milliards d’euros) pour les systèmes antidrones à horizon 2035 – cette approche n’a rien d’abstrait. Elle structure un secteur où les acteurs les plus agiles, qu’ils soient américains, européens ou australiens, cherchent des contrats récurrents sur la défense antidrone.

Reste que cette réponse est partielle. Le portail et les kits flyaway kits ne répondent pas à la question politique de fond : jusqu’où un État démocratique accepte-t-il d’étendre le pouvoir de ses forces armées et de ses agences pour surveiller et neutraliser des drones, parfois utilisés par des particuliers ou des entreprises ? À partir de quel seuil une activité de loisir devient une menace admise, et qui l’évalue en temps réel ?

D’un point de vue opérationnel, la tendance est claire. Les armées occidentales comprennent qu’elles ne peuvent plus réserver la défense antidrones aux seuls théâtres extérieurs. L’Ukraine, Israël ou les attaques contre des raffineries et ports dans le monde ont montré que les infrastructures nationales sont des cibles faciles pour des drones simples et bon marché. Les États-Unis, avec leurs centaines de bases, leurs sites industriels critiques et leurs frontières étendues, en tirent les conséquences.

Le catalogue en ligne de contre-drones voulu par le Pentagone n’est donc pas un gadget bureaucratique. C’est une tentative de reprendre la main sur un champ où la prolifération de solutions disparates, le poids des procédures et les hésitations politiques ont déjà consommé plusieurs années. Si cette tentative échoue, la vulnérabilité des bases et des infrastructures restera un angle mort que des adversaires, étatiques ou non, se chargeront d’exploiter. Dans le cas contraire, la JIATF-401 pourrait devenir un modèle de coordination pour d’autres domaines où la frontière entre civil et militaire devient floue, et où la technologie ne laisse plus le temps de s’abriter derrière des débats interminables.

Sources (sélection, sans liens) :
– The War Zone, « Pentagon Creating Amazon-Like Shopping Portal For Counter-Drone Equipment », novembre 2025.
– U.S. Northern Command, communiqué sur la certification des C-sUAS flyaway kits, novembre 2025.
– Defense News, articles sur la création de la JIATF-401 et les capacités counter-UAS, 2025.
– Auditions du général Gregory Guillot devant le Sénat américain, février 2025.
– Rapports de marché 2024–2025 sur le drone market et le counter-drone market (Fortune Business Insights, Market.us, autres cabinets spécialisés).
– Articles récents sur les incursions de drones au-dessus de bases américaines (Langley, Wright-Patterson, Picatinny) et sur les réponses techniques et légales associées.

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