Pourquoi l’US Air Force s’appuie encore sur le F-15E Strike Eagle pour ses frappes de précision, malgré les avions furtifs F-22 et F-35 ?

En résumé

Le F-15E Strike Eagle est souvent présenté comme une « bête de somme » de l’US Air Force. Derrière l’image, il y a un choix doctrinal assumé : continuer à employer un bimoteur lourd de 4ᵉ génération pour frapper loin, souvent, et avec une charge utile massive, alors même que les États-Unis disposent d’avions furtifs de 5ᵉ génération. Le F-15E emporte jusqu’à environ 11 tonnes d’armement, dispose d’un rayon d’action dépassant 1 200 kilomètres avec ravitaillement, et a été conçu pour voler bas, de nuit et par tous les temps grâce au système LANTIRN. À l’inverse, les F-22A et F-35A sont optimisés pour pénétrer les bulles de défense les plus denses, mais avec moins de munitions et à un coût plus élevé par heure de vol pour le premier. L’USAF arbitre donc entre masse de feu, taux de disponibilité, résilience d’un appareil amorti et rareté des plateformes furtives. Ce mix façonne la doctrine de frappe dans la profondeur américaine, où le F-15E reste l’outil de travail quotidien, et les avions furtifs les scalpels réservés aux premières heures des conflits les plus contestés.

Le F-15E, une bête de somme pensée pour frapper loin

Le F-15E est dérivé du F-15 Eagle mais entièrement repensé pour la mission air-sol. Bimoteur, biplace, il combine une cellule capable d’atteindre Mach 2,5 (environ 2 650 km/h) à 18 000 mètres, avec des réservoirs conformes (CFT) et jusqu’à trois réservoirs externes qui lui donnent un rayon d’action de l’ordre de 1 200 à 1 300 kilomètres en configuration de combat, et plus de 3 800 kilomètres en configuration de convoyage.

Sa charge utile maximale dépasse 11 000 kilogrammes, portée sur 15 points d’emport. Il peut embarquer une combinaison de bombes guidées JDAM de 900 kg, de bombes de 250 kg, de Small Diameter Bombs, ainsi que des missiles air-air pour l’auto-protection. À pleine charge, un seul F-15E peut traiter plusieurs objectifs de haute valeur ou saturer une zone avec des munitions guidées de précision.

Le cœur de sa capacité de missions de nuit repose sur le système LANTIRN (Low Altitude Navigation and Targeting Infrared for Night), un ensemble de deux pods montés sous les entrées d’air. Ils offrent navigation à très basse altitude, suivi de terrain radar, imagerie infrarouge projetée sur le HUD, et désignation laser de cibles. Autrement dit, l’équipage peut voler à quelques centaines de mètres du sol, de nuit et par mauvais temps, tout en larguant des bombes guidées avec une grande précision.

La masse de feu et le coût par cible : l’économie de la frappe

Sur le plan budgétaire, la comparaison est moins intuitive qu’il n’y paraît. Les données de coûts remboursables du Pentagone pour l’exercice 2022 indiquent un coût horaire d’environ 18 800 à 19 700 dollars pour le F-15E, contre environ 13 200 à 13 800 dollars pour le F-35A, et plus de 50 000 dollars pour le F-22A.

Pris isolément, le F-15E est plus cher à l’heure qu’un F-35A. Mais si l’on raisonne en coût par cible, le tableau change :

  • un F-15E peut emporter jusqu’à 8 bombes JDAM de 900 kg, voire davantage de munitions plus légères ;
  • un F-35A, en configuration furtive interne, se limite à quatre bombes de 900 kg ou à un nombre plus élevé de petites bombes, mais reste loin de la masse d’armement d’un Strike Eagle ;
  • en configuration externe non furtive, le F-35A retrouve une charge importante, mais perd l’essentiel de son avantage de discrétion.

Si une mission de frappe dans la profondeur nécessite de traiter une dizaine d’objectifs fixes déjà bien repérés, envoyer deux F-15E lourdement chargés peut revenir globalement moins cher – en heures de vol et en avions mobilisés – que de multiplier les sorties de plateformes furtives. C’est ce qui explique l’emploi massif du F-15E en Irak, en Afghanistan ou en Syrie, lorsque la menace sol-air était réduite à des systèmes de moyenne ou courte portée.

Le taux de disponibilité et la résilience d’un 4ᵉ génération

Un appareil amorti et optimisé dans la durée

Sur le plan logistique, le F-15E bénéficie de décennies d’exploitation. La chaîne de maintenance est rodée, les pièces sont disponibles et les mécaniciens connaissent parfaitement la cellule. Des études menées dès les années 1990 mettaient en avant une capacité à générer plus d’une sortie par jour et par avion en rythme soutenu, avec un taux de disponibilité supérieur à 80 % lors d’essais opérationnels.

Surtout, le F-15E est un avion « amorti » : les coûts de développement sont passés, les infrastructures sont en place, les simulateurs existent. Chaque heure de vol reste coûteuse, mais le modèle économique est stabilisé. Cela permet d’enchaîner les rotations de combat sans laminer une flotte numériquement limitée, comme c’est le cas pour les appareils furtifs.

À l’échelle de l’USAF, on compte un peu plus de 200 F-15E, contre moins de 200 F-22A et quelques centaines seulement de F-35A en service, alors que la flotte de 4ᵉ génération (F-16, F-15C/D, F-15E) se compte en milliers d’appareils. Cette abondance relative rend le Strike Eagle très attractif lorsqu’il s’agit de produire des effets dans la durée.

Une vulnérabilité croissante face aux défenses modernes

Ce tableau n’est pas sans contrepartie. Dans un environnement saturé de radars modernes, de missiles sol-air longue portée et de systèmes de détection passifs, un F-15E reste un gros avion de 4ᵉ génération, très visible sur le spectre radar et infrarouge.

Les tactiques mises en œuvre – vol à basse altitude, approche de nuit, usage systématique de brouilleurs – permettent de réduire le risque, mais ne le suppriment pas. Face à des systèmes S-400 ou HQ-9 déployés en densité, l’USAF considère de plus en plus le Strike Eagle comme un outil de « second rideau », à engager après que les premières vagues de suppression de défense aérienne auront dégradé l’ennemi.

F-15E

La place des avions furtifs dans la frappe dans la profondeur

Le avion furtif n’est pas un remplaçant du F-15E, mais un complément. Le F-22A est d’abord un chasseur de supériorité aérienne, doté d’une capacité d’attaque au sol limitée mais extrêmement précise, essentiellement ciblée sur des radars, centres de commandement ou avions au sol. Son coût horaire très élevé et sa faible flotte conduisent l’USAF à l’employer parcimonieusement.

Le F-35A, lui, est pensé comme un multi-rôle furtif capable d’entrer dès les premières heures dans les bulles A2/AD, pour neutraliser les systèmes sol-air, les nœuds C2 et les pistes ennemies. Il excelle dans cette phase initiale, où sa discrétion, sa fusion de données et ses capteurs lui permettent de survivre là où un F-15E devrait rester hors d’atteinte.

Mais cette furtivité impose des contraintes :

  • charge interne plus limitée ;
  • enveloppe de vol à respecter pour conserver une signature réduite ;
  • maintenance de surface plus lourde.

Dans la pratique, l’USAF tend à réserver ses F-35A aux missions où la survivabilité prime sur la masse d’armement, en particulier pendant les premiers jours d’une campagne contre un adversaire fortement équipé. Une fois la défense affaiblie, les Strike Eagle reprennent le rôle de camions à bombes de précision, appuyés par des F-35 qui continuent à ouvrir la voie et à fournir la situation tactique.

Les compromis doctrinaux de l’USAF pour les prochaines décennies

La question n’est donc pas de savoir si le F-15E est « meilleur » que les avions de 5ᵉ génération, mais comment articuler ces capacités dans une doctrine cohérente. Pour l’instant, l’USAF assume une logique de mix :

  • s’appuyer sur le F-15E pour la masse de feu, les missions de nuit longues et la frappe répétée contre des objectifs connus ;
  • employer les F-35A pour la pénétration initiale, la neutralisation des menaces sol-air et l’appui dans les environnements contestés ;
  • conserver les F-22A pour l’anti-aérien de haute intensité, tout en exploitant ponctuellement leur capacité de frappe.

L’arrivée du F-15EX, évolution du Strike Eagle, confirme ce choix : plutôt que tout miser sur la 5ᵉ génération, l’USAF préfère moderniser un concept qu’elle maîtrise, en offrant une avionique renouvelée, un radar AESA et une capacité d’emport encore accrue pour les armes air-sol et les missiles air-air de grande portée.

Reste une interrogation stratégique : dans un conflit de haute intensité contre une puissance dotée de défenses intégrées modernes, combien de temps un F-15E pourra-t-il continuer à voler « assez près » pour délivrer ses bombes, même avec escorte et brouillage ? À l’inverse, dans la majorité des opérations réelles – frappes limitées, théâtres asymétriques, opérations de coalition – l’équation économique et opérationnelle du Strike Eagle demeure redoutablement efficace.

Tant que l’USAF devra concilier budgets contraints, rareté des plateformes furtives et besoin de frapper vite et fort sur plusieurs théâtres, la dissuasion aérienne américaine continuera probablement de reposer sur cette bête de somme de 4ᵉ génération, épaulée mais non remplacée par les joyaux furtifs que sont les F-22 et F-35.

Sources (sélection)

– U.S. Air Force, fiches officielles F-15E Strike Eagle, F-35A Lightning II et LANTIRN.
– U.S. DoD, « FY 2022 Reimbursable Rates » (coûts par heure de vol F-15E, F-35A, F-22A).
– National Interest, « Why America’s Adversaries Fear the F-15E Fighter », août 2025.
– Air & Space Forces Magazine, « A Better Way to Measure Combat Value », 2023.
– Centcom Citadel, « The F-15E Strike Eagle: A multirole work horse », 2023.

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