Berlin reconnaît être une cible centrale des menaces hybrides russes. Sabotages, agents « jetables », propagande, missiles et drones obligent l’Allemagne à revoir en profondeur sa défense.

En Résumé

Une évaluation conjointe des services allemands de sécurité intérieure et de police fédérale dresse un constat sans détour : l’Allemagne est au centre d’une guerre hybride conduite en priorité par la Russie. Entre juillet 2024 et juin 2025, les autorités ont recensé 143 actes présumés de sabotage, une progression nette par rapport aux années précédentes. Ces opérations ne se limitent pas à la destruction matérielle. Elles combinent attentats potentiellement meurtriers, opérations de désinformation, instrumentalisation de l’AfD, cyberattaques, usage de migrants comme levier politique et campagnes de peur visant la population.
Parallèlement, Berlin commence à déployer le système de défense antimissile Arrow-3 et met en place une unité fédérale dédiée à la lutte antidrones. L’enjeu dépasse la technique : il s’agit de tester la capacité de l’Allemagne à encaisser des attaques hybrides répétées, sans céder à la panique ni à la polarisation politique. La question n’est plus de savoir si la menace existe, mais si l’État et la société ont la solidité nécessaire pour y faire face sur le long terme.

Russie vs Allemagne

Le diagnostic allemand d’une guerre hybride assumée

Le rapport conjoint du BfV (protection de la Constitution) et du BKA (police criminelle fédérale) marque un tournant. Pour la première fois, les autorités dressent un tableau complet des menaces hybrides contre le territoire allemand sur une période continue, de juillet 2024 à juin 2025. Le chiffre clé est brutal : 143 actes présumés de sabotage recensés en six mois seulement, au premier semestre 2025. Ce volume est supérieur à celui des années précédentes et traduit une montée claire des activités hostiles.

Les services ne parlent plus d’incidents isolés, mais d’une séquence structurée. L’analyse relie une série d’événements – incendies d’infrastructures, opérations contre des acteurs industriels, actions subversives ciblant des personnalités politiques – à une stratégie de guerre hybride visant l’Allemagne. L’idée centrale est simple : générer un sentiment d’insécurité permanent, fragiliser la confiance dans l’État, et pousser une partie de l’opinion vers des forces politiques plus favorables au discours russe.

Le rapport rejoint les constats exprimés lors d’auditions publiques des trois services de renseignement allemands. Ceux-ci identifient Moscou comme acteur principal des opérations de sabotage et d’influence, même si d’autres États ou groupes opportunistes profitent parfois de la situation. La Russie apparaît comme l’initiatrice, ou au minimum comme l’« exploitante » systématique, de nombreuses crises internes.

Ce diagnostic intervient alors que l’Allemagne investit lourdement dans sa défense : budget porté à plus de 2 % du PIB, fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr, achats d’équipements majeurs. La contradiction est frappante : malgré ce réarmement, Berlin reste vulnérable à des attaques peu coûteuses, souvent menées avec des moyens rudimentaires mais bien coordonnés. C’est toute la logique de la guerre hybride : contourner les forces conventionnelles pour viser les faiblesses politiques, économiques et psychologiques.

La méthode russe des agents « jetables » et du sabotage ciblé

L’épisode des colis incendiaires partis de Lituanie illustre la froideur de la méthode employée. En juillet 2024, des dispositifs incendiaires ont été expédiés par DHL depuis la Lituanie à destination du Royaume-Uni et de l’Allemagne. Les enquêteurs estiment que ces engins devaient se trouver à bord d’aéronefs de transport de fret. Le retard d’un avion a évité une catastrophe : les charges ont pris feu dans un entrepôt de Leipzig, et non en vol. La différence entre une frayeur logistique et un accident aérien massif s’est tenue à un simple décalage horaire.

Les services allemands parlent d’« agents à usage unique ». Ces exécutants, souvent recrutés via des canaux chiffrés comme Telegram, reçoivent des instructions limitées et ne connaissent qu’une petite partie de l’opération. Beaucoup viennent du milieu criminel, attirés par des paiements rapides, parfois modestes au regard du risque encouru. Leur profil permet de brouiller les pistes : délinquants, intermédiaires locaux, petites mains se substituent aux agents d’État classiques.

Ce modèle se retrouve dans d’autres dossiers. L’incendie d’un convoyeur de grains de 150 mètres au port de Rostock en mai 2025, avec plusieurs millions d’euros de dégâts, touche une infrastructure clé pour les exportations de céréales ukrainiennes. Officiellement, l’enquête reste prudente, mais les services de sécurité incluent l’affaire dans leur panorama des menaces hybrides. L’objectif est manifeste : viser des points sensibles de l’économie européenne, à coût opérationnel limité.

Le patron de Rheinmetall, Armin Papperger, est cité comme autre cible potentielle. Son rôle dans l’extension des capacités industrielles de défense, notamment en faveur de l’Ukraine – usine de munitions de 155 mm en Lituanie, projets de véhicules blindés sur le territoire ukrainien – en fait une cible symbolique pour Moscou. Là encore, la méthode probable n’est pas l’attentat spectaculaire revendiqué, mais la préparation de coups discrets, possiblement délégués à des exécutants locaux, difficiles à relier directement à la Russie.

Ce choix d’agents jetables ne relève pas seulement de l’économie de moyens. Il vise aussi à saturer le système de sécurité allemand. Chaque cas nécessite des mois d’enquête, mobilise des ressources policières et judiciaires importantes, tout en restant juridiquement complexe, faute de preuves directes contre un État étranger.

La boîte à outils hybride : désinformation, AfD et pression politique

Les opérations hybrides ne se réduisent pas aux incendies et aux engins explosifs improvisés. Les services allemands identifient quatre grandes catégories supplémentaires : désinformation, influence politique, exploitation d’événements violents et formatage du débat public.

Sur le terrain informationnel, les exemples abondent. Des vidéos trafiquées et des montages circulent lors des campagnes électorales, visant à discréditer certains partis ou responsables. Des appels téléphoniques piégés d’« humoristes » russes se font passer pour des responsables étrangers afin de pousser des responsables allemands à des propos maladroits, puis diffuser ces échanges sur les réseaux sociaux. L’affaire des faux appels à Angela Merkel, imitant l’ex-président ukrainien Petro Porochenko, illustre cette logique de piège médiatique pensé pour ridiculiser Berlin.

L’influence politique passe aussi par des structures plus organisées, comme la plateforme Voice of Europe, citée dans l’analyse comme relais de financement pour certains élus européens pro-Kremlin. Le cas de l’eurodéputé AfD Petr Bystron, soupçonné d’avoir perçu des fonds via ce canal, illustre comment Moscou cherche des partenaires politiques prêts à reprendre ses narratifs au sein même des institutions occidentales.

L’AfD apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises en filigrane. Après l’attaque mortelle du marché de Noël de Magdebourg en décembre 2024, des canaux russes présentent le parti comme « alternative positive » face à un gouvernement jugé incapable d’assurer la sécurité. Les faits divers violents deviennent ainsi des leviers pour pousser une partie de la population vers un parti ouvertement hostile au soutien à l’Ukraine et plus accommodant envers Moscou.

Cette approche n’a rien d’innocent. Elle s’inscrit dans une stratégie claire : affaiblir les partis de gouvernement, fracturer le consensus sur l’aide militaire à Kiev, polariser le débat sur l’immigration et la sécurité, et, à terme, faire émerger une coalition plus favorable aux intérêts russes. La propagande russe n’a pas besoin de convaincre tout le pays ; il suffit qu’elle renforce des forces politiques déjà présentes pour peser sur les choix stratégiques de Berlin.

La dimension cyber, les flux migratoires et la peur comme arme centrale

Le rapport insiste également sur la montée des cyberattaques et l’usage stratégique des flux migratoires. Sur le plan numérique, les autorités relèvent une progression constante des attaques par déni de service (DDoS), visant des sites institutionnels, des banques, des médias, voire des opérateurs d’énergie. La logique est la même : perturber des services visibles par le grand public, même brièvement, pour alimenter l’idée que l’État ne contrôle plus pleinement ses réseaux.

Certaines opérations visent des infrastructures plus critiques : réseaux électriques, logistique, systèmes municipaux. Même lorsqu’elles échouent, ces tentatives obligent les autorités à investir davantage dans la cybersécurité, alors que les coûts pour les attaquants restent modestes. Une campagne coordonnée de rançongiciels peut immobiliser des établissements de santé ou des administrations locales, avec un impact direct sur la population.

Les flux migratoires sont un autre levier. L’utilisation de la frontière biélorusse comme point d’entrée artificiel pour des migrants, dirigés vers la frontière orientale de l’Union européenne, a déjà été documentée depuis 2021. Dans cette configuration, l’Allemagne se retrouve en bout de chaîne, destinataire d’une partie de ces flux. Cette pression à la frontière sert deux objectifs : fragiliser les pays de première ligne comme la Lituanie et la Pologne, et alimenter le débat interne en Allemagne sur l’asile, l’intégration et la sécurité.

Le politologue Herfried Münkler résume brutalement cette approche : Moscou considère que la société allemande présente un seuil de tolérance plus bas que celui des États baltes. Menacer directement l’Allemagne – par des propos nucléaires répétés de responsables comme Dmitri Medvedev, par des incidents de sabotage, par des cyberattaques ciblant des banques ou des distributeurs – est perçu comme un moyen de générer de la peur et d’influencer la politique à Berlin.

La finalité de cette stratégie n’est pas uniquement militaire. Il s’agit d’éroder la volonté de soutenir l’Ukraine, de limiter le déploiement de moyens militaires allemands sur le flanc Est de l’OTAN, et d’entretenir l’idée que la confrontation avec la Russie serait trop dangereuse pour un pays marqué par une culture politique pacifiée depuis 1945.

Russie vs Allemagne

La réponse allemande : Arrow-3, défense antidrones et résilience à construire

Face à ce constat, l’Allemagne tente de combler des lacunes critiques. Sur le plan militaire, la mise en service du système de défense antimissile Arrow-3 constitue un signal fort. Acheté environ 3,6 milliards d’euros, ce système développé par Israël et les États-Unis permet d’intercepter des missiles balistiques à plus de 100 kilomètres d’altitude. Son rayon d’action, environ 2 400 kilomètres, ouvre la possibilité d’une défense de zone couvrant non seulement l’Allemagne, mais une grande partie de l’Europe centrale.

La base de Schönewalde/Holzdorf, au sud de Berlin, devient un point d’ancrage de cette défense antiaérienne de longue portée. Arrow-3 ne protège pas contre toutes les menaces – les missiles de croisière à basse altitude, les drones lents ou les attaques de saturation restent difficiles à contrer –, mais il comble une lacune stratégique face aux vecteurs balistiques.

En parallèle, un centre fédéral de lutte contre les drones est en cours de mise en place. Les autorités reconnaissent que les survols de sites sensibles par des drones non identifiés se multiplient : bases militaires, ports, centrales, nœuds ferroviaires. Ces engins peuvent servir à la reconnaissance, à l’essai des défenses, voire à des actions de sabotage ponctuelles. D’où la création d’unités spécialisées capables de détecter, brouiller et neutraliser des drones, y compris dans des environnements urbains denses.

Le général André Bodemann insiste sur un point clé : la protection ne concerne pas seulement les forces armées, mais l’ensemble des infrastructures critiques. Réseaux de transport, énergie, eau potable, chaînes alimentaires, systèmes financiers sont autant de cibles possibles. Un blocage prolongé des paiements électroniques ou des distributeurs de billets suffirait à créer une panique locale, même sans destruction physique.

La vraie question, derrière les radars, les intercepteurs et les brouilleurs, est celle de la résilience. L’Allemagne a longtemps vécu dans l’idée d’un environnement sécurisé, avec une menace militaire jugée lointaine. Le constat actuel est différent : le pays n’est pas en guerre au sens classique, mais il fait déjà partie du champ de bataille hybride. L’effort demandé aux citoyens – accepter des perturbations, des alertes, voire des incidents répétés sans céder à la peur – sera au moins aussi important que les investissements dans les systèmes d’armes.

Des attaques hybrides au test politique de la solidité allemande

L’affaire des agents jetables, les incendies d’infrastructures, la désinformation ciblant les élections, la mise en avant de l’AfD après des attentats, les cyberattaques et la pression migratoire dessinent un paysage cohérent : Moscou teste la solidité allemande par tous les moyens possibles, sauf l’affrontement direct.

Les réponses techniques – Arrow-3, centre antidrones, renforcement de la cybersécurité – sont nécessaires, mais elles ne suffiront pas si le pays reste vulnérable sur le terrain politique et social. La vraie victoire russe serait de faire basculer progressivement l’opinion allemande vers le retrait stratégique, la réduction du soutien à l’Ukraine et une forme de neutralisme opportuniste.

L’Allemagne se trouve donc devant un choix implicite : soit traiter les menaces hybrides russes comme un irritant gérable par des mesures ponctuelles, soit les considérer comme un test global de cohésion nationale. Dans le premier cas, chaque incident sera vécu comme une crise isolée, avec le risque d’usure et de réaction émotionnelle. Dans le second, la société allemande devra admettre que la sécurité ne se joue plus seulement dans le ciel, mais aussi dans les cerveaux, les serveurs et les urnes.

Sources

– LRT, « Germany’s in the crosshairs of Russian operations – and Moscow shows no hesitation to kill », décembre 2025.
– Spiegel, projet de rapport BfV/BKA sur les menaces hybrides, 2025.
– Die Zeit, entretien avec Herfried Münkler sur la vulnérabilité de l’Allemagne face à la Russie, 2025.
– Ministère fédéral de la Défense, communications sur l’acquisition et le déploiement du système Arrow-3, 2023-2025.
– AP News, dépêche sur la mise en service des premiers éléments Arrow-3 à Schönewalde/Holzdorf, décembre 2025.
– Army Recognition et Defense News, données techniques sur Arrow-3 (portée, altitude, coût) et sur le projet de bouclier ESSI.
– Articles de presse allemands sur l’incendie du port de Rostock, les enquêtes pour sabotage et les menaces visant Rheinmetall, 2024-2025.
– Analyses de think tanks européens sur les menaces hybrides russes en Allemagne, 2023-2025.

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