La France a-t-elle pris du retard sur les drones militaires et l’IA embarquée ? Analyse chiffrée des programmes, budgets, industriels, réussites et impasses.
En résumé
La France a indéniablement pris du retard sur certains segments des drones militaires, en particulier le MALE armable et les munitions rôdeuses, malgré des savoir-faire reconnus en aéronautique, capteurs et guerre navale. Les causes sont multiples : préférences historiques pour des plateformes habitées, exigences de certification élevées, cycles d’acquisition longs, arbitrages budgétaires et une culture d’achat « zéro risque » qui a découragé l’émergence rapide de PME offensives. Le réveil est réel : la LPM 2024-2030 (413 Md€) réserve plusieurs milliards aux drones et robots, la Marine verrouille le VSR700/SDAM, l’Armée de terre achète massivement des micro-drones (NX70) et la DGA a lancé Colibri/Larinae pour des munitions rôdeuses. Des acteurs se positionnent : Turgis & Gaillard (AAROK) sur le MALE « low cost », Exail sur les drones navals, Thales/Safran sur capteurs et ISR, MBDA/KNDS/Delair sur l’effet terminal, tandis que l’IA de Preligens est internalisée chez Safran. Verdict : le retard est réel mais rattrapable si le tempo industriel, la tolérance au risque et les volumes d’achat suivent.
Le diagnostic d’un retard : réalité technique et tempo opérationnel
Le retard français se mesure sur deux axes. D’abord la capacité MALE : la France a dû acheter des MQ-9 Reaper américains dès 2013 comme « solution intermédiaire », faute de plateforme nationale mature. Les programmes européens (Talarion, Telemos puis Eurodrone) ont accumulé glissements et compromis techniques. Résultat : les armées ont opéré plusieurs années avec une flotte importée, limitée en intégration d’armements européens, quand d’autres puissances industrialisaient leurs chaînes de drones armables.
Ensuite, l’IA embarquée et l’« effet de masse ». L’Ukraine a démontré la valeur tactique des FPV et des munitions rôdeuses à bas coût. La France, focalisée sur des standards de navigabilité et de cybersécurité très élevés, a tardé à créer des familles « consommables » achetables par milliers. Les chefs opérationnels l’admettent : la guerre électronique abat la majorité des petits drones, imposant une accélération des itérations industrielles et des achats en volume.
Oui, la France est en retard sur l’entrée en service rapide de drones armés et de munitions rôdeuses en volume. Mais elle garde des atouts : excellence en capteurs/optronique, architecture de missions, guerre navale dronisée, et un tissu de PME capables d’itérer vite si l’achat public suit.
Le cadre budgétaire : une LPM qui met de l’essence dans le moteur
La LPM 2024-2030 inscrit 413 Md€ pour la Défense. Le rapport associé mentionne des enveloppes dédiées : drones et robots (≈ 5 Md€), innovation (≈ 10 Md€), renseignement (≈ 5,4 Md€), défense sol-air (≈ 5 Md€). Cette trajectoire permet :
- d’industrialiser des micro-drones pour l’Armée de terre (achats massifs NX70 et dérivés),
- de contractualiser pour la Marine des drones aériens embarqués (VSR700/SDAM) et des drones de surface/sous-marins (Exail, Thales),
- d’accélérer des munitions rôdeuses nationales (Colibri/Larinae) et des démonstrateurs MALE « low cost » avec plusieurs PME aéronautiques,
- de financer l’IA de défense, avec des décisions structurantes : supercalculateur classifié, crédits additionnels et intégration de Preligens par Safran.
L’argent public est là, mais il faut des capabilités livrables vite, dans une logique d’« économie de guerre ».
L’écosystème industriel : où sont les entreprises de drones ?
L’axe aérien terrestre
- Safran (Patroller) : plateforme ISR de longue endurance (cellule dérivée d’un motoplaneur), livraisons après retards importants. Capteurs/optronique solides, mais fenêtre stratégique en partie manquée face aux Reaper et aux nouveaux MALE « low cost ».
- Turgis & Gaillard (AAROK) : AAROK se positionne sur un MALE robuste, MTOW ≈ 5,5 t, charge utile jusqu’à 1,5 t, endurance et logistique simplifiées. Ambition : livrer vite une capacité européenne apte au renseignement et à l’armement « léger », avec un coût d’acquisition/exploitation inférieur aux standards historiques.
- Novadem (NX70) : micro-drones ≈ 1 kg, 45 min d’autonomie, 5 km d’envergure opérationnelle, sécurisation des liaisons. La commande étatique de 260 systèmes (2024) a donné l’« effet de masse » manquant aux TTP de l’Armée de terre.
- Thales (Spy’Ranger) : mini-UAV ISR 330/550 en service, utiles pour le niveau régimentaire/brigade ; la filière est mature côté charges utiles (AESA compacts, liaisons, fusion).
- MBDA/KNDS/Delair : sur la munition rôdeuse, deux familles Colibri/Larinae couvrent le rayon 5 km à 50+ km, avec objectifs d’industrialisation rapide.
L’axe naval, un point fort français
- Airbus Helicopters + Naval Group (VSR700/SDAM) : UAS à voilure tournante pour frégates, intégration combat-system (Steeris) et opérations au-delà de 200 km selon profil. Plusieurs systèmes prévus à l’horizon 2028.
- Exail (DriX, AUV/USV) : USV DriX de 8 à 16 m, endurance élevée, missions ASM, hydrographie, MCM et surveillance littorale, déjà évalué par la Marine et déployé en exercice OTAN (traversée ≈ 2 000 km en autonomie supervisée).
- Thales : drones navals pour la lutte contre les mines avec sonars hautes performances ; la livraison récente d’un drone de déminage à la Marine en atteste.
Constat : la France est très compétitive sur le dronisé naval (architecture de mission, sonar, intégration de combat). Sur le terrestre/air, le rattrapage est en cours par effet de volume (micro-drones), munitions rôdeuses et MALE agiles (AAROK et autres démonstrateurs).
L’IA de défense : capteurs, fusion, détection et ciblage
L’IA militaire mature en France se joue aujourd’hui sur l’amont renseignement et la fusion multi-capteurs :
- Preligens (devenu Safran.AI) : IA géospatiale, détection autonome d’objets d’intérêt sur images satellites/air, contrats DGA (TORNADE ≈ 240 M€) et export. L’intégration chez Safran crée un continuum capteurs-IA-optronique.
- Thales/Safran : traitement temps réel, capteurs AESA, optroniques multispectrales, guerre électronique et navigation dégradée, indispensables quand 60-80 % des petits drones tombent sous brouillage.
- MBDA : boucles détection-identification-assignation pour munitions rôdeuses et C2 collaboratifs.
- Exail : autonomies navales (guidage, évitement, tenue de mission) en environnement complexe.
L’écart avec les acteurs US (Anduril, Shield AI, Palantir) demeure : moins de capital-risque « défense-tech », marchés étatiques plus lents, export réglementé. La France corrige : crédits IA supplémentaires (≈ 2 Md€ redéployés), supercalculateur classifié, et fonds d’investissement dédiés.
Les ingénieurs et le financement : un problème d’échelle, pas de talent
Les ingénieurs sont là : ONERA, écoles d’ingénieurs, laboratoires IA et champions industriels. Le frein vient de l’échelle et du financement :
- Les tours de table « défense-tech » en Europe restent modestes, avec une aversion au risque de certains investisseurs généralistes.
- Le financement s’améliore : Bpifrance a structuré Definvest (tickets 0,5 à 5 M€), le Fonds Innovation Défense (jusqu’à 30 M€), et a lancé en 2025 un fonds Défense grand public (objectif 450 M€, ticket 500 €) pour irriguer la BITD.
- L’AID multiplie les appels (Colibri, Larinae), appels à défis, et subventions rapides ; l’EDF européen (≈ 7,3 Md€ sur 2021-2027) finance drones/IA capteurs collaboratifs.
Impact terrain : les PME (Novadem, Delair, Turgis & Gaillard, EOS Technologie) obtiennent des contrats et apprennent à livrer vite. Mais la clé reste la commande récurrente (lots annuels), sans laquelle les coûts unitaires demeurent élevés.

Les achats et l’intégration : volumes, doctrine, anti-drone
Volumes et logistique
Le ministère a massifié les micro-drones (plusieurs centaines NX70), accélère les munitions rôdeuses (objectif de milliers), et finance des MALE « pragmatiques ». La doctrine privilégie désormais l’attrition assumée : mieux vaut un drone consommable à quelques milliers d’euros qu’un système trop cher, rarissime et donc absent du champ de bataille.
Brouillage, survivabilité, C2
En Ukraine, l’attrition par guerre électronique atteint des taux extrêmes. Réponses françaises :
- liaisons durcies et sauts de fréquence, antennes MIMO,
- navigation alternative (vision-based, terrain-matching) pour les FPV et micromunitions,
- C2 réparti : délégation d’autonomie locale et IA embarquée pour résister aux coupures,
- anti-drone multi-couches (détection RF/optronique, brouillage, hard-kill).
La capacité à itérer en 6-12 mois sur l’électronique et le logiciel est désormais stratégique. Les cycles quinquennaux ne conviennent plus à cette guerre de firmware.
Les coûts pour les entreprises : certifications, export, supply chain
Trois postes pèsent sur la compétitivité :
- Certification/navigabilité : exigences élevées (vol en espace non ségrégué, sûreté cyber) allongent les cycles et renchérissent les coûts.
- Export contrôlé : régimes ITAR-like, contrôles sensibles, délais d’autorisations ; sur les munitions rôdeuses et charges, la marge de manœuvre est limitée.
- Supply chain : dépendances import (électronique, moteurs) et plans de relocalisation (LPM : sécurisation de composants critiques).
Le rééquilibrage en cours – achats par tranches, appels « agiles », co-développements – doit abaisser le coût complet et fiabiliser les cadences.
L’état des lieux par segments et des jalons à venir
Le micro-drone tactique
Point fort en montée de puissance. Les NX70 outillent la section/compagnie. Prochaines étapes : guerre électronique embarquée « light », navigation sans GNSS, charge utile modulable (désignateur, leurre, relais radio).
La munition rôdeuse
Colibri/Larinae mettent la filière sur rails : rayon de 5 km à 50+ km, endurance ≈ 45 min à plusieurs heures, charges optimisées. Des lots export et un déploiement en Ukraine catalysent la montée en cadence.
Le MALE
Eurodrone avance (CDR, prototypes), mais la fenêtre opérationnelle immédiate est tenue par des démonstrateurs nationaux à coûts contenus. AAROK vise le segment « ISR + frappe légère » avec robustesse terrain, charges utiles lourdes et intégration armements européens. Objectif : premières capacités dès 2026-2027 si les essais tiennent.
Le naval
La Marine capitalise : VSR700/SDAM pour les frégates, USV DriX (Exail) déjà éprouvés en manœuvres, drones de déminage livrés par Thales. C’est l’axe où la France mène en Europe, par intégration capteurs-C2-combat system.
L’IA embarquée et la fusion
La bascule Preligens → Safran.AI crée un pôle français crédible de l’IA ISR. Les priorités :
- détections robustes sur flux capteurs dégradés,
- ciblage assisté sur minidrones et loiterings,
- anti-drone cognitif (détection, classification, riposte),
- autonomies navales (évitement, missions persistantes).
Verdict stratégique : retard rattrapable, à condition de tenir le rythme
Être franc : le retard français sur les drones n’est pas un mythe. Il se voit sur le MALE armé et l’effet de masse « bon marché ». Mais le rebond est enclenché : volumes de micro-drones, munitions rôdeuses livrables en séries, MALE « frugaux » en essai, naval largement en tête, IA consolidée par Safran.AI.
Le point durs : cadence et constance. Sans commandes récurrentes et tolérance au risque (prototyper, casser, corriger en 6 mois), l’écart se rouvrira. À l’inverse, si l’État maintient des lots annuels, ouvre les expérimentations en OPEX/exercices OTAN, mutualise l’achat européen (EDF, prêts SAFE) et sécurise la supply chain électronique, la France peut revenir dans le peloton de tête sur les drones terrestres/aériens tout en consolidant son lead naval.
Point de bascule : consacrer une part visible de la LPM aux drones consommables (FPV, loiterings) et à l’anti-drone multi-couches, tout en finançant un MALE national livrable en 24-36 mois. C’est là que se joue l’avantage opérationnel des cinq prochaines années.
Sources
– Ministère des Armées, « Loi de programmation militaire 2024-2030 » (présentation officielle)
– Airbus Helicopters, « France signs framework agreement for Airbus VSR700 programme », 17 juin 2025
– Naval News, « French Navy frigates to get VSR700 helicopter drones », 7 janvier 2025
– Le Monde, « La France lance une course dans les grands drones pour tenter de rattraper son retard », 18 juin 2025
– Defense News, « France gauges a new crop of MALE drones for surveillance/strike », 20 juin 2025
– Turgis & Gaillard, fiches et communiqué AAROK (Paris Air Show 2023 ; vol prototype 2025)
– Novadem, « Record Order of 260 NX70 micro-drones », 17 juin 2024
– Army Recognition, fiches NX70 / Spy’Ranger, 2022-2025
– Thales, « livraison d’un nouveau drone naval de déminage », 6 novembre 2025
– Exail, DriX : essais Marine nationale, REPMUS 25 (Naval News, 18 mars 2025 ; Armada International, 3 octobre 2025)
– Breaking Defense, « France races for small suicide drones… », 30 mars 2023 ; EDR Magazine, « KNDS loitering munitions : Larinae et Colibri », 5 juillet 2024
– Reuters / Le Monde, « Safran rachète Preligens (220 M€) », 2 septembre 2024 ; « Préligens-Safran : intégration IA », 24 juin 2024
– Commission européenne, European Defence Fund (budget ≈ 7,3 Md€) ; Defense News, « EDF funnels money to drones/hypersonic defense/AI », 1er mai 2025
– Bpifrance, Definvest et Fonds Innovation Défense (tickets 0,5 à 30 M€) ; Le Monde, « Bpifrance Défense : objectif 450 M€ », 20 mars 2025
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