L’US Air Force mise sur un bac à sable numérique dopé à l’IA pour lancer des jeux de guerre 10 000 fois plus vite et préparer les conflits de demain.
En résumé
L’US Air Force veut transformer ses jeux de guerre numériques en changeant d’échelle. Dans une demande d’informations publiée fin novembre, le commandement HAF/A5 décrit un projet de “WarMatrix Ecosystem” : un environnement cloud, alimenté par l’intelligence artificielle militaire, capable de générer et de faire tourner des scénarios de wargaming jusqu’à 10 000 fois plus vite que le temps réel. En pratique, une semaine de campagne pourrait être simulée en une minute. L’objectif est double : accélérer la planification de la guerre multi-domaines (air, mer, terre, cyber, espace) et tester à moindre coût des combinaisons de forces, de doctrines et de technologies. Ce “bac à sable numérique” doit ingérer des données d’ordres de bataille, de capteurs, de logistique, mais aussi des comportements humains, pour générer des milliers de variantes d’un même conflit potentiel. L’US Air Force n’est pas seule sur ce terrain : la Chine investit massivement dans l’IA appliquée au wargaming, la Russie explore l’IA militaire pour la simulation, et les alliés européens, l’OTAN et le Royaume-Uni travaillent eux aussi sur des plateformes de simulation militaire enrichies par l’IA.
Le pari de l’US Air Force : des wargames 10 000 fois plus rapides
La demande d’informations HAF/A5 sur les “Advanced Wargaming and Simulation Technologies for Integrated Force Design” décrit clairement l’ambition. L’Air Force cherche des industriels capables de fournir une architecture de wargaming IA intégrée, baptisée WarMatrix, pensée pour soutenir la conception de la force future à l’horizon 2040–2050.
Le cœur de cette vision est un bac à sable numérique cloud. Il doit permettre de :
- générer automatiquement des ordres de bataille complets ;
- modéliser plusieurs théâtres d’opérations simultanés, sur des distances de plusieurs milliers de kilomètres ;
- intégrer des données réelles ou réalistes (géographie, capacités de portée, consommation carburant, stocks de munitions, orbites satellites) en unités métriques et nautiques ;
- lancer des milliers de runs avec des variantes de posture, de météo, de pertes, de décisions humaines.
La mention de scénarios “up to 10,000 times faster than real time” n’est pas qu’un slogan. À cette vitesse, un conflit de 30 jours (720 heures) peut être compressé en moins de 5 minutes de calcul (720 / 10 000 × 60 ≈ 4,3 minutes). Cette accélération permet de sortir de la logique des quelques grands wargames annuels, longs, coûteux et peu répétables, pour passer à une approche statistique : des centaines de campagnes simulées pour mesurer les tendances, les points de rupture et les effets de surprise.
L’US Air Force assume au passage que la complexité de la guerre multi-domaines dépasse désormais les capacités cognitives humaines dès qu’on veut explorer systématiquement toutes les options. L’IA doit servir d’accélérateur d’exploration, pas de remplaçant aux stratèges, du moins officiellement.
Le fonctionnement d’un bac à sable numérique dopé à l’IA
Une architecture cloud pour des modèles multi-domaines
Techniquement, le projet WarMatrix repose sur trois briques : une infrastructure cloud sécurisée, des modèles de simulation multi-domaines et une couche d’IA pour orchestrer et analyser les scénarios. Le RFI insiste sur la nécessité de plateformes ouvertes, interopérables, capables de dialoguer avec les systèmes existants de modélisation et de C2 (commandement et contrôle).
Concrètement, on parle de modèles :
- aériens : performances d’avions de chasse, portée de missiles air-air, profils de vol en mètres et kilomètres ;
- navals : mobilité de groupes aéronavals, portée radar, vulnérabilité en environnement littoral ;
- terrestres : brigades, logistique, consommation en carburant (litres) et munitions ;
- cyber et espace : disponibilité de satellites, attaques réseau, brouillage, perte de capteurs.
Ces modèles peuvent être de type équations de mouvement classiques, mais de plus en plus souvent des modèles agents : chaque unité, plateforme ou “joueur” est représenté par un agent qui prend des décisions locales, ce qui permet de simuler les émergences, les erreurs humaines, les embouteillages logistiques.
La couche IA intervient à plusieurs niveaux : aide à la génération de scénarios, “adversaires” autonomes, optimisation des paramètres de simulation, et surtout analyse des résultats. L’intelligence artificielle militaire permet de repérer, dans des dizaines de milliers d’itérations, les configurations qui reviennent systématiquement : zones de saturation logistique, vulnérabilités d’un réseau de bases, options d’attaque récurrentes adverses.
Des IA qui apprennent en jouant des milliers de fois
Les travaux menés avec le MIT et Air Force Futures sur l’IA appliquée au wargaming vont déjà dans ce sens. Depuis 2024, l’US Air Force teste des algorithmes de reinforcement learning capables de jouer des campagnes complètes contre des humains pour explorer de nouveaux concepts d’emploi de drones, de capteurs et d’armes à longue portée.
Dans le projet WarMatrix, ces techniques devraient être poussées plus loin :
- des IA “Blue” qui optimisent la posture américaine sous contrainte de budget, de stocks, de nombre d’avions et de jours de déploiement ;
- des IA “Red” qui apprennent à exploiter les failles des plans américains, en reprenant les doctrines russes ou chinoises connues, enrichies par des comportements émergents ;
- des IA “neutres” qui génèrent des événements imprévus : défaillances techniques, météo extrême, crises politiques, interruptions de flux logistiques.
L’avantage de ces IA est la possibilité de faire évoluer les règles du jeu. Là où un wargame classique reste figé pendant toute une session, un jeux de guerre IA peut intégrer, d’un run à l’autre, de nouvelles armes, de nouvelles sanctions, un changement d’alignement d’un pays tiers. La machine ne se lasse pas de jouer 1 000 fois le même scénario pour tester de petits paramètres.
Les usages militaires des jeux de guerre numériques
Un laboratoire pour la planification et l’Integrated Force Design
Le premier bénéficiaire de ce wargaming IA sera l’Integrated Force Design, c’est-à-dire la manière dont l’US Air Force décide de la composition de sa flotte future : proportion de chasseurs habités, de drones collaboratifs, de bombardiers, de ravitailleurs, de satellites. En lançant des milliers de campagnes simulées, le WarMatrix Ecosystem doit permettre de comparer objectivement des “mix” de forces.
Par exemple : combien de drones collaboratifs faut-il pour compenser la réduction de 50 avions de chasse habités sur un théâtre indo-pacifique, en tenant compte des distances réelles en kilomètres, des temps de transit et des ravitaillements en vol ? Combien de bases avancées sont nécessaires pour soutenir un rythme de sorties donné sans effondrer la maintenance au bout de 30 jours ? Ce type de questions, aujourd’hui traité par des études ponctuelles, pourra être exploré de manière systématique.
L’autre usage est doctrinal : tester des concepts comme l’“ Agile Combat Employment ” (ACE) ou les opérations de dispersion sur de petites pistes, en simulant les flux de carburant, de pièces détachées et de munitions sur des îles distantes de plusieurs centaines de kilomètres.
Former les planificateurs et mesurer l’effet de l’IA sur l’humain
Les jeux de guerre numériques ne servent pas seulement à produire des courbes ; ils forment aussi les états-majors. Des travaux menés au sein de l’Air University montrent que l’IA permet de construire des environnements d’entraînement adaptatifs, où l’ennemi change de tactique à la volée pour forcer les élèves officiers à sortir de leurs schémas mentaux.
WarMatrix pourra être utilisé comme “mode bac à sable”, dans lequel des planificateurs humains jouent le camp Blue, assistés d’outils IA qui suggèrent des options ou signalent des incohérences logistiques. On peut aussi inverser l’expérience : laisser l’IA jouer Blue, et demander aux humains de se mettre dans la peau de Red pour tenter de la battre. Cela permet d’identifier :
- les “angles morts” de l’IA, par exemple des manœuvres politiquement impossibles mais efficaces sur carte ;
- les biais humains, comme la tendance à répéter des schémas connus malgré des résultats médiocres en simulation.
Ces expériences sont précieuses pour calibrer le futur partage des tâches homme-machine dans les centres de commandement.
Les avantages recherchés par l’US Air Force
L’argument le plus direct reste le gain de temps. Un grand wargame stratégique peut mobiliser des centaines de personnes, prendre des mois de préparation et durer plusieurs jours. Avec un bac à sable numérique, la phase de jeu proprement dite peut être répétée à grande vitesse, et la préparation automatisée à partir de bibliothèques de scénarios.
Le deuxième avantage est analytique. En passant de quelques cas d’étude à des milliers de runs, l’US Air Force peut :
- estimer des distributions de résultats (pertes, durée de campagne, coût en munitions) ;
- identifier des “zones robustes” où une option reste favorable malgré les incertitudes ;
- repérer des configurations où un petit changement de posture produit un effet disproportionné, utile pour dissuader ou surprendre.
Le troisième avantage est budgétaire et politique. Des décisions lourdes, comme l’achat de centaines de drones autonomes ou la fermeture de bases, peuvent s’appuyer sur des résultats de simulation militaire massifs, plus faciles à défendre devant le Congrès qu’un unique wargame tenu à huis clos.
Enfin, WarMatrix s’inscrit dans un contexte de compétition avec la Chine et la Russie. Washington sait que ses adversaires utilisent eux aussi des outils de wargaming et veut éviter d’être en retard sur la vitesse d’apprentissage.

Une course mondiale à l’IA pour le wargaming
La Chine, laboratoire d’IA pour la simulation de guerre
La Chine est probablement le principal concurrent dans ce domaine. Depuis la fin des années 2010, les recherches sur le wargaming au sein de la People’s Liberation Army (PLA) intègrent des systèmes experts, puis des IA plus modernes, pour simuler des opérations complexes, en particulier autour de Taïwan et en mer de Chine méridionale.
La PLA met en avant le concept d’“intelligentisation” de la guerre : l’IA doit aider à compenser le manque d’expérience opérationnelle réelle par des exercices informatisés intensifs. Les académies militaires chinoises mènent des compétitions de wargaming, parfois avec des IA jouant le rôle de l’ennemi, et utilisent le traitement automatique du langage pour extraire la doctrine adverse de textes, avant de l’intégrer dans des modules de simulation.
Pékin a aussi créé une Strategic Support Force chargée, entre autres, d’infuser l’IA dans le C2 et la simulation. Des recherches récentes montrent que les modèles chinois tentent de fusionner données satellites, cyber et électroniques pour générer des représentations de conflit de plus en plus réalistes.
Les alliés occidentaux et l’OTAN ne restent pas en marge
Les autres armées occidentales avancent à des rythmes différents. Au Royaume-Uni, le Ministry of Defence, via Dstl et l’AI Research Centre for Defence, finance des programmes qui explorent la manière dont l’IA peut automatiser la préparation, le déroulement et l’analyse de wargames expérimentaux.
L’OTAN, de son côté, a présenté un “Wargame Domains Platform” intégrant des modules IA pour des scénarios multi-domaines, et met l’accent sur l’interopérabilité entre nations. Des conférences dédiées à la modélisation et au wargaming, comme celle organisée à Vérone en 2025, montrent que l’Alliance considère la simulation comme un outil central de préparation à des crises complexes, y compris cyber.
La France et d’autres pays européens explorent aussi ces sujets, souvent à travers des partenariats avec des industriels du numérique. L’acquisition par l’OTAN d’un système de commandement basé sur l’IA, développé par Palantir, illustre la convergence entre les outils de planification en temps réel et les plateformes de jeux de guerre numériques utilisées en amont pour tester des plans.
La Russie, plus discrète mais intéressée
Les informations publiques sur le wargaming IA russe sont limitées. Moscou communique davantage sur l’IA appliquée aux drones, à la guerre électronique et à la reconnaissance que sur la simulation stratégique. Néanmoins, la tradition de modélisation opérationnelle héritée de l’URSS, combinée aux efforts récents pour développer des IA nationales, rend très probable l’usage de simulateurs avancés pour préparer des opérations, notamment en Ukraine.
On peut raisonnablement penser que la Russie utilise des modèles alimentés par le retour d’expérience du front, afin de tester des combinaisons de drones, d’artillerie et de guerre électronique avant leur mise en œuvre réelle. La différence avec les États-Unis tient surtout à la transparence : là où Washington diffuse des RFI détaillées, Moscou garde ses travaux d’IA pour le wargaming dans l’ombre.
Les limites et les risques d’un wargaming piloté par l’IA
La montée de l’intelligence artificielle militaire dans le wargaming ne va pas sans danger. Le premier tient à la qualité des données. Si les modèles sont entraînés sur des informations incomplètes, biaisées ou politiquement filtrées, les résultats peuvent offrir une illusion de maîtrise tout en renforçant des visions erronées du rapport de forces. Des analystes mettent déjà en garde contre ce risque dans le cas chinois.
Le deuxième risque est psychologique. À force de manipuler des milliers de runs, les décideurs peuvent perdre le lien avec la réalité humaine de la guerre : pertes civiles, chaos politique, réactions émotionnelles. Une IA qui “gagne” un wargame peut proposer des stratégies inacceptables politiquement ou moralement, par exemple des escalades rapides dans le domaine nucléaire ou cyber.
Le troisième risque est stratégique. Si plusieurs puissances s’appuient sur des systèmes d’IA pour valider leurs plans, avec des hypothèses différentes mais des certitudes fortes, le risque de malentendus augmente. Deux modèles adverses peuvent “prédire” chacun une victoire rapide, alimentant l’optimisme excessif et la tentation de prendre des initiatives dangereuses.
L’US Air Force affirme vouloir garder l’humain au centre du processus, en utilisant WarMatrix comme un outil d’aide à la décision et non comme un oracle. Mais la pression opérationnelle et politique pousse toujours à simplifier les messages. La manière dont les résultats de ces jeux de guerre numériques seront présentés aux décideurs comptera autant que la sophistication des algorithmes.
Au final, ce projet de wargaming à très haute vitesse illustre une évolution profonde : le champ de bataille décisif se déplace aussi dans les data centers et les modèles de simulation. Celui qui apprendra le plus vite, et qui saura intégrer l’IA sans s’y soumettre, prendra un avantage réel dans la préparation des conflits. L’US Air Force fait le pari que son bac à sable numérique deviendra ce laboratoire d’avance stratégique ; reste à voir si ses adversaires n’iront pas encore plus loin, plus vite, et avec d’autres règles du jeu.
Sources :
– Defense News, “US Air Force wants AI to power high-speed wargaming”, 9 décembre 2025.
– SAM.gov / HAF A5, “Advanced Wargaming and Simulation Technologies for Integrated Force Design (WarMatrix Ecosystem)”, RFI du 23 novembre 2025.
– DefenseScoop, “Air Force sees opportunities for AI to improve wargaming”, 12 avril 2024.
– Jamestown Foundation, “New Developments in PLA Artificial Intelligence War-Gaming”, 2019, et études ISW sur le wargaming chinois.
– Analyses diverses sur IA et wargaming (CSIS, CETaS, Frazer-Nash, RAND, FPRI), 2020–2025.
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