Le Global Combat Air Programme franchit un cap décisif, tandis que le programme SCAF s’enlise. Que révèlent ces trajectoires opposées pour l’Europe de la défense ?
En résumé
Le Global Combat Air Programme (GCAP) vient de franchir un nouveau jalon politique. Le 25 novembre 2025, les ministres de la Défense du Japan, du United Kingdom et de l’Italy ont tenu une visioconférence consacrée exclusivement à ce futur chasseur de 6e génération. Objectif : basculer d’un cadre politique à une gouvernance industrielle opérationnelle et sécuriser l’entrée en phase de développement en 2025, pour une mise en service visée en 2035. Le GCAP repose sur une architecture claire : un avion furtif bimoteur, longue portée, intégré dès l’origine à un réseau de « system of systems » mêlant drones, capteurs et combat cloud. À l’inverse, le programme SCAF franco-germano-espagnol accumule retards et crises de gouvernance, sur fond de bras de fer entre Dassault Aviation et Airbus. Les deux projets visent pourtant le même segment : remplacer Eurofighter, Rafale et Mitsubishi F-2 à l’horizon 2035-2040. L’écart de dynamique devient stratégique : le GCAP s’affirme comme une alternative crédible pour les pays cherchant un système de combat aérien européen… qui fonctionne réellement, alors que le SCAF risque la dilution, voire le recentrage sur un simple combat cloud.
Le nouveau palier franchi par le GCAP trilatéral
Le 25 novembre 2025, les ministres Shinjiro Koizumi, John Healey et Guido Crosetto ont tenu une réunion par visioconférence d’environ 80 minutes, entièrement dédiée au Global Combat Air Programme. Le communiqué japonais souligne que la discussion portait sur le passage à la phase de développement, sur la répartition industrielle et sur la confirmation de l’objectif d’entrée en service en 2035.
Cette réunion s’inscrit dans une séquence plus longue. En décembre 2022, les trois pays ont décidé de fusionner le projet Tempest britannique-italien avec le F-X japonais. En 2023, un traité intergouvernemental a formalisé le cadre du GCAP. En décembre 2024, BAE Systems, Leonardo et une entité japonaise (JAIEC autour de Mitsubishi Heavy Industries) ont annoncé une co-entreprise à parts égales, 33,3 % chacun, chargée de la conception et du développement de l’avion.
Aujourd’hui, environ 9 000 personnes travaillent déjà sur le GCAP, avec plus de 1 000 fournisseurs, dont près de 600 au Royaume-Uni. Le démonstrateur britannique doit voler en 2027, tandis que le Japan prépare ses propres bancs d’essai, dans la continuité du X-2. L’objectif affiché reste une capacité opérationnelle initiale autour de 2035, soit cinq ans avant les ambitions actuelles du SCAF.
Le Global Combat Air Programme, un chasseur de 6e génération assumé
Le GCAP vise un chasseur de 6e génération multirôle, furtif, bimoteur, appelé à remplacer les Eurofighter Typhoon britanniques et italiens, ainsi que les Mitsubishi F-2 japonais. Les concepts présentés à Farnborough 2024 montrent une cellule à aile delta pure, de grande surface, avec un gabarit proche d’avions comme le F-111, signe d’un accent mis sur la capacité en carburant et en armement.
Quelques caractéristiques structurantes se dégagent :
- Longue portée : la maquette et les déclarations officielles évoquent un rayon d’action suffisant pour traverser l’Atlantique sur réservoirs internes, ce qui serait un bond majeur par rapport au Typhoon, qui nécessite plusieurs ravitaillements.
- Charge utile accrue : des responsables britanniques parlent d’une capacité d’emport environ « double » de celle d’un F-35A, ce qui renvoie à une masse d’armement potentielle largement supérieure à 8 tonnes.
- Intégration réseau poussée : l’avion devra être au centre d’un ensemble de drones dits Autonomous Collaborative Platforms, de capteurs et de systèmes sol-air, via un réseau de combat cloud sécurisé.
- Capteurs et guerre électronique : le consortium G2E (Mitsubishi Electric, Leonardo, ELT Group, Leonardo UK) développe l’architecture ISANKE & ICS, combinant radar AESA, IRST, liaisons de données avancées et effets non cinétiques.
Enfin, l’exportabilité est pensée dès l’origine. Londres souligne que le GCAP devra être exportable à grande échelle pour réduire le coût unitaire. Tokyo a, fait inédit, assoupli ses règles d’exportation d’armement pour autoriser les ventes liées au GCAP vers quinze pays partenaires.
Le programme SCAF à la peine sur la rive européenne
Les blocages industriels et politiques du SCAF
Face au GCAP, le programme SCAF – ou FCAS – devait être la vitrine de la souveraineté européenne. Porté par France, Germany et Spain, il englobe un New Generation Fighter, des Remote Carriers (drones d’accompagnement) et un combat cloud. Objectif initial : un démonstrateur autour de 2027-2029 et une entrée en service vers 2040.
Sur le papier, la logique est très proche de celle du GCAP. Dans la réalité, le SCAF souffre d’un empilement de crises :
- Dispute persistante entre Dassault Aviation, chef de file pour le NGF, et Airbus Defence and Space sur la gouvernance, le partage de la propriété intellectuelle et le travail de conception.
- Suspension ou retard répété de la phase 1B puis des négociations sur la phase 2, qui doit financer le démonstrateur.
- Pression politique croissante : Berlin et Paris ont multiplié, en 2025, les ultimatums pour parvenir à un accord, avec la menace ouverte d’un recentrage du SCAF sur le seul combat cloud, voire d’une réduction drastique de l’ambition initiale.
Le programme est évalué à environ 100 milliards d’euros sur sa durée de vie, avec déjà 2,4 milliards engagés sans résultat visible pour les forces. Le risque politique est clair : si aucun compromis n’est trouvé sur la phase suivante, le SCAF pourrait manquer le créneau 2040, laissant le champ libre au GCAP et aux solutions américaines comme le F-35 ou le futur NGAD.
Les raisons pour lesquelles le GCAP avance plus vite
Une gouvernance verrouillée par traité
Première différence fondamentale : la structure de gouvernance. Le GCAP repose sur un traité trilatéral signé en 2023, qui fixe clairement les règles du jeu, et sur une co-entreprise industrielle unique détenue à parts égales. Chacun des trois pays dispose d’un champion national – BAE Systems, Leonardo et Mitsubishi Heavy Industries – mais la structure de décision est compactée autour d’un seul « design authority » partagé.
À l’inverse, le SCAF est éclaté en plusieurs « piliers », chacun conduit par un industriel différent, avec un équilibre politique sensible entre Paris, Berlin et Madrid. Les négociations sur le NGF – cœur du système – sont empoisonnées par la question du leadership de Dassault, que Germany juge incompatible avec son poids financier. Cette fragmentation ralentit les arbitrages et complique tout ajustement d’architecture.
Un calendrier serré et assumé
Deuxième différentiel, le calendrier. Le GCAP vise un démonstrateur en 2027 et une entrée en service en 2035. Ce pari exige de prendre des décisions rapides, parfois sur des technologies encore en maturation, mais crée une pression saine sur les acteurs publics comme privés. Les parlementaires britanniques insistent sur la nécessité de sécuriser des financements pluriannuels pour éviter les « stop and go » qui ont plombé l’Eurofighter.
Le SCAF, lui, vise toujours 2040, mais sans démonstrateur figé ni gouvernance stabilisée. À force de repousser les décisions sur la phase suivante, les partenaires européens consomment du temps politique et industriel précieux. Dans le même laps de temps, le GCAP a déjà aligné plusieurs jalons concrets : lancement du traité, création de la co-entreprise, définition des exigences communes, structuration du segment capteurs, et démonstrateur britannique présenté au public.

Les impacts stratégiques pour le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon
Le pari britannique sur la souveraineté aérienne
Pour le Royaume-Uni, le Global Combat Air Programme est la clé de la continuité de son industrie de combat air. La Combat Air Strategy de 2018 pointait déjà le risque de perdre le savoir-faire acquis avec le Typhoon si aucun grand programme n’était lancé. GCAP maintient en activité un secteur évalué à 6 milliards de livres de chiffre d’affaires annuel et plus de 18 000 emplois directs.
Sur le plan opérationnel, Londres voit dans le futur Tempest/GCAP un complément souverain au F-35B embarqué sur les Queen Elizabeth. Là où le F-35, américain, offre un accès à l’écosystème US mais impose une dépendance logicielle et logistique, l’avion GCAP doit garantir la maîtrise nationale du code, des mises à jour et des intégrations d’armes, notamment pour la dissuasion conventionnelle à longue portée.
L’Italie au cœur d’une filière européenne alternative
Pour l’Italy, Leonardo est déjà un acteur majeur d’Eurofighter, de l’aviation de patrouille et des hélicoptères. GCAP lui donne une place centrale dans l’électronique de bord, les systèmes de mission et une partie de la motorisation via Avio Aero. Rome se dote ainsi d’un levier stratégique pour rester au cœur d’une filière européenne haut de gamme, même en cas d’échec du programme SCAF.
L’Italie y voit aussi une opportunité d’export, en particulier vers des pays qui souhaitent diversifier leurs fournisseurs face à la domination américaine. Le fait de travailler avec le Japan peut faciliter l’accès à certains marchés en Asie, tandis que le Royaume-Uni ouvre la porte aux clients traditionnels du Typhoon au Moyen-Orient.
Le tournant stratégique du Japon en Indo-Pacifique
Le Japan, enfin, réalise avec le GCAP une double rupture : technologique et politique. Technologique, parce qu’il bascule d’un modèle d’achats sous licence américaine (F-15, F-35) vers un rôle de co-maître d’œuvre d’un chasseur de 6e génération. Politique, parce qu’il s’est engagé à porter son budget de défense à 2 % du PIB d’ici 2027 et à assouplir un cadre d’export historiquement très restrictif.
Pour Tokyo, GCAP est un outil central de réponse aux menaces chinoises et nord-coréennes. Un avion longue portée, capable d’emporter beaucoup d’armement et de commander un essaim de drones, s’inscrit dans une doctrine de « contre-attaque » plus affirmée, y compris pour frapper des capacités adverses à grande distance.
La rivalité GCAP–SCAF et ce qu’elle révèle de l’Europe
Au-delà des détails techniques, la divergence entre GCAP et programme SCAF révèle deux cultures de coopération. D’un côté, une alliance de trois pays prêts à verrouiller un traité, à accepter un partage clair des responsabilités et à assumer un calendrier ambitieux, quitte à prendre des risques sur le financement. De l’autre, un projet européen où la recherche d’un équilibre politique parfait paralyse l’arbitrage industriel, au risque de tout perdre : calendrier, crédibilité, et parts de marché.
Si le SCAF venait à se réduire à un combat cloud, voire à se fragmenter en initiatives nationales, le Global Combat Air Programme deviendrait, de fait, la principale offre non américaine dans le segment des chasseurs de 6e génération. Pour l’Europe de la défense, ce serait un paradoxe lourd : voir l’initiative la plus intégrée venir d’un Royaume-Uni post-Brexit allié au Japan et à l’Italy, pendant que le cœur franco-allemand hésite encore sur qui doit dessiner l’avion.
Sources (sélection) :
– Ministry of Defense Japan, communiqué sur la réunion trilatérale GCAP du 25 novembre 2025.
– Wikipedia / BAE Systems / Leonardo, pages et communiqués sur le Global Combat Air Programme (structure industrielle, calendrier, objectifs).
– UK Parliament, Defence Committee, rapport sur le GCAP (financements, export, industrie).
– Airbus, Le Monde, Reuters, analyses récentes sur le SCAF/FCAS, ses coûts et ses blocages.
– Analyses de presse spécialisées (Breaking Defense, think tanks et sites sectoriels) sur la rivalité GCAP–SCAF et les perspectives de 6e génération.
Retrouvez les informations sur le baptême en avion de chasse.