L’Ukraine et la France signent une lettre d’intention pour 100 Rafale : un accord stratégique mais semé de doutes financiers, industriels et géopolitiques.
En résumé
Le 17 novembre 2025, l’Élysée‑Palais à Paris a vu la signature d’une lettre d’intention entre la Armée de l’air ukrainienne et la Armée de l’air française pour l’acquisition de jusqu’à 100 avions Rafale sur environ dix ans. Cet engagement politique fort ouvre la voie à un « contrat à venir » mais ne constitue pas un accord ferme. Le coût potentiel dépassant 20 milliards d’euros, sans armement, formation et maintenance, pose la question du financement : qui paiera ? Par ailleurs, les capacités industrielles du constructeur Dassault Aviation sont déjà fortement sollicitées, rendant le délai de livraison long. Enfin, sur le plan géopolitique, l’accord déclenche des réactions critiques de la Russie et ravive les inquiétudes sur la gouvernance ukrainienne. Un pacte stratégique certes, mais sa mise en œuvre reste conditionnée à de multiples variables.
L’accord : nature, portée et discours officiel
En présence des présidents Volodymyr Zelenskyy et Emmanuel Macron, la France et l’Ukraine ont signé une « lettre d’intention » prévoyant la vente possible de 100 Rafale, accompagnés d’armement, de drones et de systèmes de défense aérienne. L’Elysée a précisé qu’il ne s’agissait pas de contrats fermes, mais d’un engagement politique pour les dix prochaines années.
L’Ukraine, en guerre depuis 2022, entend moderniser son aviation, sortir de l’héritage soviétique et s’aligner sur les standards occidentaux. Par cette signature, la France affirmait son rôle auprès de Kyiv et visait aussi à renforcer sa propre position dans le marché export.
Cependant, le texte signé ne prévoit pas encore de modalités précises de financement, de calendrier ou de production, ce qui fait dire à certains observateurs que cette lettre pourrait rester un objectif à long terme sans garanties d’exécution.

Le financement et la réalisation du projet : un défi financier majeur
L’absence d’un contrat ferme
La forme juridique de l’engagement est une lettre d’intention, non un contrat d’achat ferme. Elle engage les parties sur une « vision réciproque » mais ne fixe ni prix définitif, ni calendrier garanti. L’Elysée rappelle que ce type d’accord peut ne jamais aboutir ou déboucher partiellement.
Cette absence réduit immédiatement la portée opérationnelle du projet : tant que le contrat n’est pas signé, la planification industrielle, la formation des pilotes et l’intégration dans l’aviation ukrainienne restent en suspens.
Le coût estimé et les capacités ukrainiennes
Le chiffre avancé pour l’achat potentiel est de l’ordre de plus de 20 milliards d’euros, hors armement, formation, maintenance et logistique. Certains évaluent même le coût total à 30 milliards d’euros ou davantage, selon la configuration exacte des Rafale et du lot d’armements.
Or, l’économie ukrainienne est fortement fragilisée par la guerre : une chute du produit intérieur brut, des destructions massives d’infrastructures et des besoins constants en soutien international. Cela soulève la question : qui paiera ?
Trois pistes sont évoquées :
- l’utilisation des actifs gelés de la Russie, estimés à environ 140 milliards d’euros, mais leur mobilisation reste bloquée politiquement et légalement.
- un mécanisme de prêt ou de subvention européen, tel que le dispositif SAFE (« Security Action for Europe ») pouvant mobiliser jusqu’à 150 milliards d’euros, mais sans calendrier précis.
- un soutien direct ou indirect de la France ou d’autres États alliés, mais les budgets français affichent des contraintes : par exemple, le projet de budget d’aide à l’Ukraine pour 2025 affichait seulement 120 millions d’euros, une goutte d’eau par rapport aux besoins.
Sans clarification de ces sources de financement, l’accord risque de rester une promesse à long terme, sans impact immédiat.
Le risque d’inertie et de non-réalisation
Les critiques militent pour l’idée que l’accord pourrait devenir un « papier glacé », ou une lettre morte, si les financements ne suivent pas ou si la chaîne industrielle n’arrive pas à répondre. Un tel scénario n’est pas inédit dans l’industrie de l’armement, où de nombreuses lettres d’intention restent sans suite.
Par conséquent, l’Ukraine tout comme la France devront transformer cet engagement politique en contrats fermes, préciser les échéances, mobiliser les fonds et déclencher les commandes. Sans cela, le coût politique pourrait être important, tant pour Kyiv que pour Paris.
Les délais et la capacité industrielle : nerf de la réalisation
Une industrie française déjà saturée
L’industriel principal est Dassault Aviation, fabricant du Rafale. Ses capacités de production sont limitées : fin 2025, le carnet d’exportations reste chargé, avec environ 239 appareils restant à livrer à divers clients (53 pour la France et 186 pour l’export).
La cadence actuelle de production est d’environ 2 appareils par mois (soit 22 par an sur 11 mois de production) à l’usine de Mérignac. Le plan d’augmentation prévoit 3 par mois en 2026, puis 4 par mois en 2028-2029, mais cela nécessite d’importantes efforts de montée en puissance.
Si l’Ukraine valide une commande de 100 Rafale, cela représenterait environ 5 à 6 années de production à pleine cadence actuelle, sans compter les livraisons aux autres acheteurs et les séries de formation. Cela pose déjà un goulot d’étranglement majeur.
Le calendrier de livraison et l’impact opérationnel
Même si l’accord se transforme en commande ferme, les premières livraisons à l’Ukraine ne sont pas attendues avant plusieurs années. Le ministère français a évoqué un horizon de trois ans au minimum pour débuter les livraisons, principalement en raison de la formation des pilotes ukrainiens, des mécaniciens, et de l’installation de l’infrastructure logistique.
Cette échéance implique que le Rafale ne participera pas directement à la bataille actuelle contre la Russie sur le front ukrainien, mais plutôt à la régénération de l’armée de l’air ukrainienne à moyen terme, voire à l’après-guerre. Cela limite la portée immédiate de l’effort, même si le symbole est fort.
Les risques industriels et de chaîne logistique
Au-delà de la production, il existe d’importants défis logistiques : formation de pilotes et techniciens, transfert de savoir-faire, mise en place d’un réseau de maintenance, gestion des munitions et pièces de rechange. Chaque Rafale nécessite un support complexe.
De plus, la livraison d’un tel volume dépendra des priorités industrielles françaises et export, des capacités d’investissement, et de la stabilité des financements. Tout retard pourrait entraîner un glissement de l’accord ou une réduction de la quantité commandée.
Les réactions géopolitiques et les implications stratégiques
La réaction de la Russie
La signature de l’accord a provoqué une réaction vive de la part de Moscou. Le Kremlin a qualifié l’engagement de la France comme une contribution à la « militarisation » du conflit ukrainien et une escalade dangereuse. Selon Moscou, l’envoi de chasseurs de dernière génération ne change pas fondamentalement la situation sur le front.
Ce type d’accord renforce la polarisation géopolitique : il démontre que la France et l’Ukraine entendent inscrire ce partenariat dans un cadre à long terme, mais cela peut aussi susciter des réponses russes dans l’armement, dans le cyber ou dans les frappes de représailles.
Le rôle de la France et ses intérêts industriels
Pour la France, cet accord est double : il marque un soutien stratégique à l’Ukraine et permet à l’industrie française de consolider son exportation de chasseurs multimissions. Cependant, certains analystes soulignent que la France doit équilibrer cet engagement avec ses propres contraintes budgétaires et industrielles.
Dans ce contexte, l’accord apparaît aussi comme un signe adressé aux concurrents (notamment la Suède, qui a signé une lettre d’intention pour 100-150 Gripen E). La France se positionne pour rester un acteur majeur dans le renouvellement des flottes européennes.
La gouvernance et la corruption en Ukraine
Un autre élément de controverse concerne les processus de gouvernance en Ukraine. La France a publiquement mentionné que l’intégration ukrainienne à l’Union européenne passait aussi par une surveillance rigoureuse des questions de corruption.
Dans un contexte où des pans importants de l’économie ukrainienne ont été fragilisés par la guerre, et où la reconstruction sera majeure, l’acquisition de matériel occidental repose sur une transparence et des garanties de contrôle. Sans cela, le risque de mal-investissement ou de détournement existe, ce qui fragiliserait la fiabilité de la livraison des Rafale et le retour d’image de la France.
Bilan des points de friction et des doutes réalistes
Financement non clarifié et grand flou budgétaire
L’un des freins les plus importants est l’absence d’un schéma de financement crédible. L’Ukraine ne peut assumer seule une telle dépense dans un contexte de guerre. La France n’a pas alloué de budget massif pour cette commande. Les mécanismes évoqués (actifs russes gelés, prêt européen SAFE) restent hypothétiques. Cela crée un vide qui peut retarder ou annuler l’accord.
Capacité industrielle sous contrainte
Même dans l’hypothèse d’un financement assuré, la chaîne de production française doit encore monter en cadence de manière substantielle. L’addition d’une commande de 100 Rafale à d’autres commandes existantes crée un stress industriel non négligeable. Le délai de plusieurs années avant livraison signifie un impact différé.
Timing inadapté à la guerre en cours
L’accord arrive à un moment où l’Ukraine a un besoin urgent de ravitaillement, d’aviation et de frappes immédiates. Or, le Rafale n’apparaît pas comme une solution rapide pour le front actuel. Il s’inscrit plutôt dans une perspective de long terme. Il existe donc une tension entre l’urgence tactique et les réalités stratégiques.
Facteur politique et crédibilité
Le fait que l’accord soit politique et non contractuel ouvre la voie à des critiques : si rien n’aboutit, l’Ukraine pourrait être perçue comme ayant promis plus qu’elle ne peut tenir, la France comme ayant lancé une opération de communication. Cela pourrait aussi affaiblir la position de Paris dans les futurs dossiers export.
Gouvernance ukrainienne et fiabilité opérationnelle
L’achat d’équipements de haute technologie implique un haut niveau de gouvernance, d’entretien, de formation et de pérennité. Les doutes sur la capacité ukrainienne à absorber, maintenir et tirer pleinement parti d’une flotte moderne de chasseurs occidentaux demeurent. Cette dimension opérationnelle et institutionnelle est souvent sous-estimée.

Scénarios d’évolution et enjeux futurs
Scénario optimiste : accord converti et livré à long terme
Si le financement est débloqué (actifs russes, prêts européens, aides françaises), et si la chaîne industrielle française accélère, alors la livraison pourrait débuter fin des années 2020 ou début des années 2030. L’Ukraine disposerait alors d’une flotte de Rafale modernisée, capable d’aligner une aviation de classe occidentale et de contribuer à la dissuasion régionale. Cela consoliderait aussi la relation France-Ukraine.
Scénario intermédiaire : réduction de la quantité ou délai allongé
Plus réaliste peut-être : la commande est ramenée à un nombre inférieur à 100 avions, voire la cadence découpée sur plus de dix ans. Les premières livraisons seraient alors en fin de décennie et l’impact opérationnel restera limité. L’accord produirait un effet symbolique mais moins d’effet concret.
Scénario pessimiste : lettre d’intention sans suite
Si le financement échoue, l’industrialisation tarde, ou la crise ukrainienne évolue vers un cessez-le-feu sans résolution claire, alors la lettre pourrait rester une promesse non tenue. L’Ukraine resterait dans une capacité aérienne incomplète, la France subirait un coup à son industrie, et le message politique se trouverait affaibli.
Enjeux pour l’industrie et la stratégie française
Quel que soit le scénario, l’accord illustre la tension entre ambitions industrielles, stratégie militaire, contraintes budgétaires et réalités géopolitiques. Pour la France, c’est un pari sur l’avenir de son avion Rafale, sur son rôle export et sur l’intégration européenne de défense. Pour l’Ukraine, c’est un signal fort mais aussi un engagement de long terme.
Enjeux pour l’Ukraine et sa trajectoire aérienne
Pour l’Ukraine, l’acquisition de chasseurs de dernière génération va de pair avec la modernisation de ses forces armées, la standardisation occidentale, la dépendance aux alliés, et la gestion d’une aviation de pointe. Cela pose aussi le défi de l’entretien, de la formation des pilotes et de la logistique dans un pays encore en guerre.
Le chemin entre la signature de cette lettre d’intention et la véritable concrétisation d’une flotte de 100 Rafale est semé d’obstacles nombreux. Le facteur temps jouera un rôle déterminant : la guerre actuelle réclame des réponses rapides, tandis que ce projet s’inscrit dans une perspective sur dix ans. Le rôle de la France dans ce dossier est important mais dépend à la fois de sa capacité à mobiliser des financements et à soutenir son industrie. Il reste à voir si cette promesse rejoint les hangars ukrainiens ou demeure un signal diplomatique sans grand impact immédiat.
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