Taïwan s’intéresse au Rafale pour remplacer ses Mirage 2000. Est-ce un achat capacitaire ou un levier pour arrimer la France et l’Europe à sa cause face à la Chine ?

En résumé

La révélation de l’intérêt de Taïwan pour le Rafale relance le débat sur l’articulation entre achats d’armement et diplomatie. L’île veut moderniser une flotte vieillissante de Mirage 2000-5 livrés entre 1997 et 1998, tout en subissant des retards sur ses F-16V neufs. Le PDG de Dassault Aviation a confirmé, lors d’une audition parlementaire, l’appétence de Taipei pour l’avion français, sans préjuger d’une décision politique. Un contrat Rafale créerait un signal stratégique à Paris, testerait la politique d’une seule Chine, et instaurerait un levier d’alignement européen inédit depuis les ventes françaises du début des années 1990. Il offrirait aussi un effet de verrouillage industriel via le soutien long terme, tout en renforçant la capacité de dissuasion de l’île. Mais l’opération comporte des coûts et risques politiques élevés pour la France et l’UE, que Pékin chercherait à transformer en pression économique et diplomatique. Entre besoin capacitaire et calcul d’influence, Taipei s’efforce de diversifier ses dépendances sans fracturer ses alliances.

Le contexte opérationnel et l’annonce qui bouscule les lignes

Taïwan exploite environ 60 Mirage 2000-5 achetés à la France en 1992 et mis en service à partir de 1997. Le vieillissement des cellules, le coût du maintien en condition et l’allongement des chaînes d’approvisionnement pèsent sur la disponibilité. Taipei a donc investi dans des pièces moteurs du M53 et dans des évaluations de prolongation de vie pour tenir jusqu’à l’arrivée de nouveaux chasseurs. En parallèle, l’île a commandé 66 F-16 Block 70/72 en 2019, un pilier de sa modernisation, mais la livraison a glissé du fait de retards logiciels et industriels, avec un premier appareil sorti d’usine en 2025 et une montée en puissance décalée.
Le 25 septembre 2025, une audition au Parlement français a fait émerger publiquement le scénario Rafale : Éric Trappier a indiqué que « les Taïwanais veulent le Rafale », renvoyant la responsabilité d’une éventuelle vente à la décision de l’État français. Ce propos ne signifie pas qu’un dossier est ouvert, mais il crédibilise une option que beaucoup jugeaient taboue depuis trois décennies.

Taïwan lorgne le Rafale : stratégie d’influence ou pari tactique ?

Le calcul de Taipei : des besoins capacitaires à la diplomatie d’armement

Sur le plan militaire, le Rafale F3R/F4 coche plusieurs cases : radar AESA, missiles Meteor et MICA NG, guerre électronique intégrée, endurance accrue, polyvalence air-air/air-sol. Dans un environnement saturé par l’APL, ces atouts offriraient une densité d’effets supérieure à celle des Mirage, avec une transition plus aisée qu’avec un type entièrement nouveau pour les équipages issus du 2000.
Mais un achat n’est jamais purement technique. En diversifiant ses fournisseurs, Taipei réduit son exposition à une seule filière et renforce sa résilience face aux retards ou restrictions américaines. La diversification des fournisseurs vaut aussi message politique : l’île ne mise pas tout sur Washington et cherche des relais européens, alors que la présence de groupes européens s’affirme prudemment à Taipei.

Le prisme français et européen : contraintes, marges et précédent historique

La France s’était engagée en 1994, dans un cadre politique bilatéral avec Pékin, à ne plus vendre d’armes à Taïwan, après la vente des Mirage et des frégates La Fayette au début des années 1990. Depuis, Paris a surtout accepté des contrats de soutien et des modernisations navales limitées (lance-leurres pour les frégates taïwanaises en 2020), qui avaient déjà suscité l’ire de la diplomatie chinoise.
Un contrat Rafale franchirait un cap qualitatif et raviverait la question du respect de cet engagement de 1994, qui n’a pas valeur de traité international mais structure depuis des décennies la relation franco-chinoise. Côté européen, l’UE a une « politique d’une seule Chine » et privilégie l’ambiguïté stratégique : soutien à la stabilité du détroit, fermeté sur la coercition économique, mais pas de ligne commune sur des ventes d’armes à Taïwan. Les États membres restent libres, mais exposés.
Enfin, la conjoncture évolue : la visibilité européenne au salon de défense de Taipei en septembre 2025 a augmenté, signe d’une fenêtre d’opportunité industrielle et politique, même si l’essentiel des ventes majeures reste américain. Le Royaume-Uni s’est déjà impliqué dans le programme de sous-marins indigènes taïwanais, preuve que des pas symboliques sont possibles.

Le pari d’influence : s’assurer un soutien implicite en cas de crise ?

Un achat Rafale ne créerait pas d’obligation d’assistance militaire française automatique. Mais l’expérience montre qu’une relation de fourniture majeure induit des externalités politiques : échanges réguliers, formation, soutien industriel, chaînes logistiques à sécuriser en cas de tension. C’est un levier d’alignement européen indirect.
D’un point de vue taïwanais, le bénéfice est triple. D’abord, l’« ancrage » d’un État membre majeur de l’UE dans la disponibilité opérationnelle de l’aviation de combat taïwanaise. Ensuite, la création d’intérêts industriels français de long terme sur l’île (soutien, munitions, capteurs), difficiles à démanteler sans coût politique. Enfin, la possibilité d’effets d’entraînement : si Paris assume, d’autres capitales pourraient durcir leur discours sur la stabilité du détroit ou renforcer des coopérations duales.
Pour Paris, l’équation est plus délicate. L’industrie gagnerait un client premium, mais la diplomatie devrait absorber une riposte chinoise : sanctions ciblées, blocages économiques, refroidissement politique. La balance entre autonomie stratégique européenne, intérêts économiques en Chine et solidarité transatlantique serait mise à nu.

Les risques d’escalade et les garde-fous politiques

Pékin réagit de manière récurrente aux annonces d’armement à Taïwan : convocations d’ambassadeurs, sanctions d’entreprises, suspension d’échanges. Un contrat Rafale provoquerait une réaction supérieure à celle suscitée par des lance-leurres ou du MCO. France et UE devraient anticiper des mesures coercitives, potentiellement sur des filières critiques (luxe, aéronautique civile, agroalimentaire).
Côté européen, l’outil anti-coercition adopté récemment donnerait un cadre de riposte, mais son emploi contre la Chine sur un sujet aussi sensible serait un saut politique. D’où l’importance d’un travail de coalition, avec des messages publics coordonnés sur la stabilité du détroit et la légalité des ventes de défense à une entité qui ne menace pas la paix.
Sur le plan juridique, Paris devrait clarifier le statut de l’engagement de 1994 et, si nécessaire, assumer une révision politique motivée par l’environnement stratégique, en rappelant que la France ne reconnaît pas Taïwan comme État souverain mais défend la liberté de navigation et l’absence de recours à la force.

Les chiffres qui pèsent : coûts, soutiens, calendriers

Un escadron de 18 à 24 Rafale F3R/F4, avec armements et soutien initial, représenterait plusieurs milliards d’euros. Les coûts de cycle de vie s’étendraient sur trois décennies, avec un flux logistique à sécuriser. À l’échelle taïwanaise, ces dépenses se placent face à des priorités concurrentes (défense côtière, drones, munitions).
À l’inverse, le calendrier favorise un « pont capacitaire ». Les retards américains sur les F-16V et d’autres équipements créent une fenêtre où l’arrivée d’un premier lot européen pourrait réduire un risque de creux capacitaire. Sur le plan technique, la parenté culturelle Mirage/Rafale abaisserait les coûts de transition humaine, comparée à un type entièrement nouveau.

Les scénarios réalistes : entre signal politique et transformation durable

Scénario minimaliste : Taipei entretient l’option Rafale comme pression compétitive et message à Washington, sans franchir le Rubicon. Paris bénéficie d’un effet d’annonce, Pékin teste des contre-mesures de communication, et chacun garde ses lignes rouges.
Scénario pragmatique : un accord de soutien renforcé autour des Mirage, éventuellement une modernisation limitée, pour tenir jusqu’au plein effet des F-16V, sans vente de Rafale à court terme.
Scénario maximaliste : un contrat Rafale assumé politiquement, adossé à un dispositif de soutien discret, et une coordination européenne de messages. Ce scénario exige une préparation diplomatique serrée, des garanties de continuité logistique et un cadrage public centré sur la stabilité régionale et la nature défensive des capacités acquises.

Taïwan lorgne le Rafale : stratégie d’influence ou pari tactique ?

Ce que révèle l’épisode sur la stratégie de Taipei

Qu’il se concrétise ou non, l’intérêt affiché pour le Rafale illustre la tactique d’ouverture de marges de manœuvre de Taipei. L’île exploite la concurrence des fournisseurs pour sécuriser ses délais, ses stocks et son accompagnement technique, tout en envoyant à l’Europe le message qu’un rôle utile est disponible en Asie-Pacifique au-delà des déclarations de principe.
La stratégie à long terme consisterait à « européaniser » partiellement le soutien à l’aviation de combat taïwanaise, créant des intérêts croisés et un réseau de dépendances qui rendent plus coûteux un abandon en cas de crise. En miroir, Paris devrait arbitrer entre opportunité industrielle et exposition politique, dans une période où ses propres programmes (SCAF/FCAS) et relations avec Berlin sont sous tension.

La réponse à la question : tactique ou stratégie ?

C’est les deux. Tactique, car l’option Rafale met la pression sur les délais américains, signale la diversification des fournisseurs et améliore le rapport de forces à court terme. Stratégie, parce qu’un grand contrat de chasseurs tisse des interdépendances, fabrique de la présence européenne à Taipei et peut, au fil des années, peser sur les réflexes politiques en cas de crise.
Rien n’assure que Paris suivra cette voie. Mais l’idée même qu’elle soit sur la table montre que la dissuasion taïwanaise ne se joue pas uniquement sur les pistes : elle se joue aussi dans la fabrication de coalitions de fait, de chaînes logistiques partagées et d’intérêts durables entre démocraties industrielles.

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