IA, navigation sans GPS et combat collaboratif : état de l’art, industriels clés, architectures ouvertes et enjeux capacitaires pour la 6e génération.
En résumé
Les programmes d’avion de chasse 6e génération et de drones de combat misent sur l’intelligence artificielle embarquée pour gagner en portée, survivabilité et effet militaire. L’IA optimise la fusion de données multi-capteurs, guide la navigation sans GPS en environnement brouillé et pilote des drones de combat collaboratifs contrôlés par un chasseur leader (manned-unmanned teaming). Les jalons concrets sont déjà là : vols en combat rapproché d’un F-16 contrôlé par IA (DARPA ACE), sélection d’Anduril et General Atomics pour les premiers CCAs et montée en puissance des architectures ouvertes (MOSA/OMS, ISANKE & ICS). Airbus prépare Wingman, MBDA ses Remote Carriers, tandis que HENSOLDT, Thales et Leonardo industrialisent la guerre électronique cognitive. Avantages attendus : délais de décision à l’échelle de la milliseconde, massification d’effecteurs, réduction des risques pour l’équipage. Mais l’IA impose des choix fermes sur la cybersécurité, les règles d’engagement et la souveraineté logicielle.
L’état de l’art de l’IA embarquée
La 6e génération ne se résume pas à une cellule furtive : le différenciateur est logiciel. L’intelligence artificielle embarquée allège la charge cognitive du pilote, optimise la trajectoire tactique, hiérarchise les menaces et propose des solutions de tir en temps quasi réel. En avril 2024, le programme ACE de la DARPA a réalisé des vols de “dogfight” en réel, avec un F-16 (X-62A VISTA) piloté par IA contre un F-16 piloté humain, validant des algorithmes non déterministes sous supervision sécurité. Les engagements sont allés jusqu’à ~610 m de séparation à environ 1 930 km/h (1 200 mph), une première mondiale à ce niveau d’exigence, destinée à bâtir la confiance dans l’autonomie de combat. Ces essais tracent la feuille de route : IA comme co-pilote tactique, avec l’humain en décision critique.
La liste des briques IA prioritaires
– Aide à la décision : classement automatique des pistes, évaluation probabiliste des effets, gestion des priorités capteurs/armes.
– Conduite de mission : synthèse d’une image tactique unique, détection d’anomalies, replanification dynamique.
– Pilotage tactique : enveloppes de vol optimisées, arbitrage consommation/portée, manœuvres d’évitement.
– Collaboration homme-machine : délégation de tâches aux drones, partage d’intentions et de contraintes.
– Cybersécurité : durcissement des modèles (adversarial ML), contrôle d’intégrité, tolérance aux fautes.
La navigation sans GPS et le PNT résilient
Les théâtres contestés rendent le GNSS dégradé ou nié. La navigation sans GPS combine centrales inertielles, altimétrie radar, assistance vision/terrain, horloges stables et récepteurs M-Code anti-brouillage. Honeywell parle de “resilient navigation” en couches : détection de brouillage, anti-leurrage, capteurs alternatifs et intégration INS/GNSS. BAE Systems étend sa gamme NavStorm+ (M-Code, anti-jam, intégration avec INS) pour munition, drones et avions ; l’USAF valide une architecture R-EGI (Resilient-EGI) modulaire MOSA capable d’intégrer des PNT alternatifs tiers. Objectif : conserver un CEP métrique malgré le brouillage. Cette résilience est indispensable au vol basse altitude, au ravitaillement et aux frappes stand-off coordonnées.
Les choix techniques concrets
– Récepteurs M-Code multicanaux durcis G (missiles, drones, pods).
– Filtrage multi-hypothèses et odométrie visuelle pour tenir la navigation sous brouillage.
– Horloges à résonateur/optique et essais de capteurs quantiques (programme DoD) pour améliorer la tenue de temps.
La fusion de données et l’architecture ouverte
La fusion de données requiert des calculateurs haute densité et des bus à faible latence, sous MOSA/OMS afin d’intégrer rapidement de nouveaux capteurs/algorithmes. Côté européen, GCAP a industrialisé ISANKE & ICS — ISANKE & ICS — qui combine capteurs actifs/passifs, liaisons et effets non cinétiques au sein d’une pile électronique unique ; des vols d’intégration sont planifiés sur l’avion d’essai Excalibur. L’approche vise un cloud tactique distribué, à faible probabilité d’interception, avec services embarqués pour la guerre électronique, la détection et le C2. Aux États-Unis, OMS/JADC2 connecte plates-formes et effecteurs via interfaces ouvertes testées en exercices interarmées. L’enjeu est autant technique que contractuel : réduire le “vendor lock-in” et les cycles d’intégration de plusieurs années à quelques trimestres.
Les implications opérationnelles
– Détection plus lointaine par corrélation multi-bande (AESA, IRST, ESM).
– Partage en temps réel des “tracks” fiables et de l’intention tactique.
– Reconfiguration logicielle rapide (nouvelles menaces, bibliothèques EW).
Le combat collaboratif et les CCAs
Le cœur de l’architecture 6e génération est le manned-unmanned teaming entre un avion “leader” et des drones de combat collaboratifs (Collaborative Combat Aircraft). En 2024, l’USAF a retenu Anduril et General Atomics pour fabriquer et tester des CCAs “Increment 1”, avec décision de production visée d’ici 2026. L’USAF prévoit plus de 100 CCAs sur cinq ans pour l’initial, et vise un parc d’environ 1 000 unités à terme ; le coût unitaire cible est évoqué autour de 30 M$ (~28 M€) selon des estimations ouvertes. Les prototypes récents incluent XQ-67A (désigné YFQ-42A) et la plateforme d’Anduril (YFQ-44A). Missions typiques : éclaireur capteurs, escorte EW, porteur d’armes, leurres actifs, frappe pénétrante.
Les acteurs et les capacités
– General Atomics : XQ-67A, concept “genus/species” pour industrialiser des variantes sur châssis commun.
– Anduril : Lattice (mission autonomy) et avion collaboratif, sélectionné pour l’Increment 1.
– Boeing : MQ-28 Ghost Bat en Australie ; activités USN/USAF.
– Kratos : XQ-58A Valkyrie en production limitée, partenariat avec Airbus pour une capacité allemande d’ici 2029 ; portée annoncée ~4 800 km (3 000 miles), plafond ~13 700 m (45 000 ft), lancement par rampe.
– Europe : Airbus Wingman (co-développement IA avec Helsing), MBDA Remote Carriers (ERC ~4 m, ~400 kg). Ces briques donnent de la masse et diluent le risque, à un tiers du coût d’un chasseur moderne selon Airbus.
La guerre électronique cognitive et l’autoprotection
La guerre électronique cognitive s’appuie sur l’IA pour reconnaître des formes d’onde inédites, adapter le brouillage et mettre à jour les bibliothèques en mission. HENSOLDT avance sa famille Kalaetron (ESM/EA) avec reconnaissance de signaux et modes d’attaque multiples. Thales modernise SPECTRA (Rafale) et prépare des capacités d’analyse d’images par IA dans le pod TALIOS, réduisant la dépendance aux liaisons externes et accélérant la désignation. Ces fonctions s’imbriquent dans les architectures de capteurs intégrés (ex. ISANKE & ICS sur GCAP), pour combiner détection, autoprotection et effets non cinétiques dans un même continuum logiciel.
Exemples chiffrés
– Reconnaissance d’émissions en large bande et apprentissage en mission (mise à jour partielle de la bibliothèque).
– Détection et suivi multi-spectral : corrélation RF/IR/laser, réduction du temps de détection et de la fausse alarme.
– Pods IA : traitement “edge” pour l’identification temps réel sans dépendre d’un retour réseau.
Le copilote IA et l’interface de mission
Au cockpit, l’IA devient copilote : elle propose des manœuvres, gère des essaims de drones, hiérarchise l’information. Les essais ACE ont justement cherché à mesurer la confiance de l’équipage dans des décisions machine, de la défense à l’attaque “nose-to-nose”. CETTE normalisation de l’interaction humain-IA est la condition d’un emploi à l’échelle : modes d’autonomie, critères de désengagement, journalisation et relecture post-mission. Des acteurs comme EpiSci (Tactical AI), Shield AI (intelligence artificielle embarquée “Hivemind”) et Anduril (Lattice) valident des briques en vol sur jets légers et drones rapides.
La maintenance prédictive et la sécurité logicielle
L’IA s’étend au soutien : diagnostic précoce des pannes, planification intelligente des visites et optimisation du stock de rechanges. Les économies se chiffrent en disponibilité opérationnelle, mais exigent une télémétrie robuste, des pipelines de données sûrs et des modèles audités. Côté sécurité, l’embarqué doit résister aux attaques sur les modèles (adversarial), à l’empoisonnement de données et au brouillage GNSS. Les autorités demanderont des évaluations formelles (traçabilité des modèles, tests de robustesse, “explainability” minimale sur les fonctions critiques).
Les conséquences stratégiques
Première conséquence : la massification d’effecteurs à coût unitaire inférieur. Des CCAs à ~30 M$ (~28 M€) permettent d’accepter des risques que l’on n’accepterait pas avec un chasseur à trois chiffres de millions. Deuxième effet : la vitesse de décision. Un réseau combat cloud distribué, avec calcul “edge”, compresse la boucle détection-désignation-tir et reconfigure en vol la mission. Troisième impact : la dépendance logicielle. Les forces qui contrôlent leur pile IA (données, entraînement, MCO logiciel) éviteront la dépendance à des prestataires uniques. Enfin, les règles d’engagement devront encadrer l’emploi délégué : humain “on-the-loop” au minimum, logs inviolables, et procédures d’arrêt sûres en cas de doute.
Le marché, les industriels et le positionnement technologique
États-Unis : USAF NGAD (famille de systèmes) et USN F/A-XX misent sur un chasseur leader et une constellation CCA. Anduril et General Atomics mènent l’Increment 1, tandis que Boeing, Lockheed Martin et Northrop Grumman conservent un rôle sur d’autres briques (moteurs adaptatifs, capteurs, OMS/JADC2). Europe : GCAP (Royaume-Uni, Italie, Japon) industrialise ISANKE & ICS ; Airbus avec Helsing pousse Wingman, MBDA ses Remote Carriers ; HENSOLDT, Leonardo, Thales densifient l’électronique et l’EW. L’Allemagne explore une capacité CCA rapide avec Kratos XQ-58A intégrant un “mission system” Airbus, cible 2029. Ces trajectoires concrétisent une convergence globale : architectures ouvertes, IA distribuée et essaims pilotés par un leader.
La trajectoire capacitaire 2025-2040
2024-2026 : maturation IA (ACE), démonstrateurs CCA (YFQ-42A/YFQ-44A), premiers vols techno ISANKE/ICS, essais R-EGI et PNT alternatifs. 2027-2030 : pré-séries CCA, intégration de manned-unmanned teaming sur escadrons de transition, pods IA en opérations, déploiement des premiers drones de combat collaboratifs en coalition. 2030-2035 : bascules doctrinales (délégation de tâches de pénétration aux drones), maturation de la guerre électronique cognitive, amélioration de la survivabilité multi-spectrale. 2035-2040 : entrée en service des familles 6e génération avec un combat cloud interopérable, des essaims d’effecteurs à coûts modulaires, et une part croissante de décisions techniques déléguées sous supervision humaine.
Une ligne rouge et des paris mesurés
L’IA ne dispense pas de choix clairs. Les forces qui veulent exploiter l’avion de chasse 6e génération devront financer les données d’entraînement, standardiser MOSA/OMS sur tout le flotteur et accepter des efforts constants en cybersécurité. Les pays qui “achètent” l’IA comme un bloc figeront leurs capacités. Ceux qui la co-conçoivent, avec des partenaires capables (Anduril, General Atomics, Airbus/Helsing, MBDA, HENSOLDT, Thales, Leonardo, Northrop Grumman), garderont l’avantage. Le reste tient en deux questions techniques, sans détour : où réside l’autonomie — à bord du vecteur ou dans le combat cloud — et qui contrôle la chaîne d’approvisionnement logicielle, du modèle au déploiement ?
Retrouvez les informations sur le baptême en avion de chasse.
À propos de l’auteur