Le conseil d’entreprise allemand d’Airbus relance l’idée d’un FCAS sans Dassault, sur fond de conflit de gouvernance et de leadership sur le New Generation Fighter.
En résumé
Le programme SCAF (Future Combat Air System – FCAS) traverse l’une de ses phases les plus critiques depuis son lancement en 2017. Le 13 novembre 2025, le conseil d’entreprise d’Airbus en Allemagne a renouvelé publiquement son appel à mettre fin au partenariat avec Dassault Aviation, estimant que le constructeur français “n’est pas le bon partenaire” et citant BAE Systems, Leonardo ou Saab comme alternatives possibles. Ces déclarations interviennent après plusieurs mois de tensions sur la répartition des charges et la gouvernance industrielle du SCAF, en particulier sur le pilier central du New Generation Fighter (NGF) que Paris considère comme stratégique. La nouvelle ministre française des Armées, Catherine Vautrin, a réaffirmé que la France entendait conserver la maîtrise d’œuvre de cet avion de combat du futur, tout en mettant la pression sur Berlin pour débloquer la situation. De son côté, le patron d’Airbus Defence and Space, Michael Schöllhorn, a prévenu que le FCAS “n’aura aucune chance” si un compromis n’est pas trouvé rapidement. En clair, le SCAF se retrouve pris entre rivalités industrielles, agendas nationaux et échéances politiques très serrées.
Le coup de pression du conseil d’entreprise allemand d’Airbus
Les propos venus du conseil d’entreprise allemand d’Airbus ne sont pas une simple humeur syndicale. En réitérant, le 13 novembre, l’idée d’un FCAS “sans Dassault”, les représentants du personnel ont franchi un palier. Ils ne se contentent plus de critiquer la répartition du travail ; ils contestent la pertinence même de Dassault comme partenaire, en expliquant que “des partenaires plus adaptés existent en Europe”, citant explicitement BAE Systems, Leonardo ou Saab.
Cette posture s’inscrit dans une séquence plus longue. Depuis 2021, les syndicats allemands d’Airbus défendent l’idée d’un démonstrateur et d’une architecture FCAS qui garantissent un volume de charge de travail conséquent en Bavière et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Ils se méfient d’un scénario où la France piloterait le NGF et conserverait une part dominante des briques critiques, laissant à l’Allemagne des blocs plus standardisés ou des fonctions de “sous-traitant de luxe”.
Le discours sur “Dassault, mauvais partenaire” combine réalité industrielle et posture de négociation. Oui, la culture d’entreprise de Dassault est très différente de celle d’Airbus : intégration verticale, contrôle jaloux de la propriété intellectuelle, expérience de programmes menés en solo. De l’autre côté, Airbus est un conglomérat européen habitué aux compromis politiques et à la mutualisation de technologies. Le choc est réel. Mais le conseil d’entreprise instrumentalise aussi ce décalage pour pousser Berlin à durcir le ton face à Paris, voire à se ménager une porte de sortie si le SCAF devenait politiquement trop coûteux.
Il faut le dire clairement : ces appels à se tourner vers BAE, Leonardo ou Saab ne sont pas crédibles à court terme sur le plan technique. Rebasculer vers un partenariat type GCAP signifierait repartir quasiment de zéro, renégocier des accords intergouvernementaux, redéfinir le partage industriel et accepter une place subalterne derrière Londres et Rome. Ce n’est pas un scénario rationnel à horizon 2040. En revanche, brandir cette menace est un moyen assez transparent de rappeler à Paris que l’Allemagne a des options, même imparfaites, et qu’elle refusera un SCAF conçu comme un “Rafale bis” payé à trois.
La bataille du leadership sur le New Generation Fighter
Au cœur du conflit se trouve le New Generation Fighter, la brique la plus visible – et la plus symbolique – du Système de combat aérien du futur. Depuis l’origine, la France considère que ce pilier doit être placé sous maîtrise d’œuvre de Dassault, compte tenu de son expérience sur le Rafale et de ses responsabilités futures pour la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire. L’Allemagne, portée par Airbus, accepte le principe mais refuse un déséquilibre jugé excessif des responsabilités sur la cellule, l’avionique et certaines briques de propriété intellectuelle.
La nouvelle ministre française, Catherine Vautrin, a choisi une ligne de communication sans ambiguïté. Dans plusieurs interventions publiques début novembre, elle a rappelé que l’Allemagne “n’a pas la capacité de concevoir seule un avion de combat” et a insisté sur la nécessité de garder la main sur la conception du NGF. Elle a aussi martelé qu’il y a “urgence” à faire avancer le SCAF, au risque de voir le calendrier glisser au-delà de 2040 et de devoir prolonger le Rafale plus longtemps que prévu.
Ce discours a le mérite de la clarté, mais il a un effet collatéral évident : il alimente le ressentiment côté allemand. Entendre une ministre française expliquer publiquement que Berlin ne saurait pas concevoir d’avion de combat du futur sans Paris passe mal dans un contexte où l’Allemagne vient d’engager plus de 100 milliards d’euros dans un fonds spécial pour moderniser ses forces et où Airbus se voit, légitimement, comme un acteur majeur de l’aéronautique militaire.
Sur le plan industriel, la bataille du leadership se joue dans les “workshare” concrets : qui conçoit et fabrique la voilure, qui définit l’architecture avionique, qui détenait déjà des briques de logiciels critiques, qui pourra les réutiliser sur d’autres programmes ? Pour Dassault, céder trop de terrain sur ces points reviendrait à affaiblir sa position sur les futurs standards Rafale et sur des exportations sensibles. Pour Airbus, accepter un rôle secondaire sur le NGF serait intenable vis-à-vis de ses salariés et de la classe politique allemande, qui finance largement le programme SCAF.
Tant que cette bataille n’est pas tranchée, tout le reste – drones d’accompagnement, combat cloud, calendrier – reste en suspens.

Le signal d’alarme répété de Michael Schöllhorn
Dans ce climat, les déclarations de Michael Schöllhorn, patron d’Airbus Defence and Space, prennent une importance particulière. Dès le premier semestre 2025, il a prévenu que le FCAS “n’aura aucune chance de succès” si la question de la gouvernance et du partage industriel n’est pas réglée rapidement. Il a évoqué explicitement la fin de l’année 2025 comme date butoir pour sécuriser l’entrée en phase 2 du programme, celle des démonstrateurs.
Pour un dirigeant de ce niveau, ce type de mise en garde publique n’est pas anodin. Schöllhorn envoie plusieurs messages simultanés :
– à Paris, qu’Airbus n’acceptera pas indéfiniment un rapport de force défavorable sur le NGF ;
– à Berlin, que la classe politique doit trancher, sous peine de voir l’industrie allemande se retrouver simple suiveur ou, pire, marginalisée ;
– aux salariés, qu’il n’abandonne pas le partenariat franco-allemand, mais qu’il ne sacrifiera pas les intérêts d’Airbus sur l’autel d’un compromis bancal.
En arrière-plan, il y a aussi une fatigue croissante face à l’empilement de grands programmes en Europe : SCAF/FCAS, char du futur (MGCS), GCAP, multiples plans de modernisation nationaux. Les industriels savent que les budgets ne sont pas infinis. S’ils perçoivent que le SCAF devient un gouffre sans garantie de réussite, la tentation sera forte de réallouer des ressources vers des projets jugés plus “sûrs” politiquement, comme des versions avancées d’Eurofighter ou des drones armés plus simples.
Le problème est que ce jeu de brinkmanship comporte un risque réel d’accident. À force de répéter que “le FCAS peut échouer”, on banalise l’idée qu’un abandon serait acceptable. C’est peut-être vrai pour une partie des responsables allemands, tentés par le F-35 et le GCAP. Cela l’est beaucoup moins pour la France, qui n’a aucun plan B crédible pour la succession du Rafale à l’horizon 2040 si le SCAF s’écroule.
Les alternatives brandies par Berlin, entre bluff et tentation réelle
Lorsque le conseil d’entreprise d’Airbus met en avant BAE Systems, Leonardo ou Saab comme “meilleurs partenaires”, il ne faut pas être naïf. Une partie de ce discours relève du bluff industriel : montrer que l’Allemagne ne serait pas condamnée à suivre Paris si le partenariat franco-allemand tournait court. Mais une autre partie traduit une tentation bien réelle à Berlin : se rapprocher davantage du camp GCAP, où le Royaume-Uni et l’Italie ont déjà lancé la dynamique.
Dans les faits, un basculement complet de l’Allemagne vers GCAP serait coûteux et long. Il faudrait renégocier des accords intergouvernementaux, redistribuer les tâches industrielles et accepter d’entrer dans un programme où certains choix structurants ont déjà été faits sans elle. De plus, une telle décision fracturerait encore davantage le paysage européen entre plusieurs familles de systèmes concurrents : F-35, SCAF, GCAP.
Pourtant, le simple fait que ces scénarios soient désormais évoqués publiquement montre à quel point la confiance est entamée. Côté allemand, beaucoup n’ont toujours pas digéré la perception d’un SCAF “fait par Dassault avec l’argent allemand”. Côté français, on regarde avec irritation Berlin multiplier les signaux contradictoires : achat massif de F-35 pour la mission nucléaire, soutien du bout des lèvres au SCAF, insistance sur un “Super Eurofighter” en alternative.
La vérité, un peu désagréable à entendre, est que chacun garde une porte de sortie. Paris sait qu’il peut freiner la montée en puissance du SCAF tout en misant sur des évolutions profondes du Rafale (F5 puis F6) si nécessaire. Berlin sait qu’il peut se reposer davantage sur le F-35, sur Eurofighter et éventuellement sur GCAP. C’est précisément parce que ces échappatoires existent que les négociations patinent : aucun acteur n’est dos au mur.
Un test politique pour la crédibilité du SCAF et de l’Europe de la défense
Au-delà des jeux d’acteurs, cette nouvelle crise de gouvernance est un test politique pour le Future Combat Air System et, plus largement, pour la capacité européenne à conduire un grand programme stratégique. Le SCAF doit remplacer, à partir de 2040, le Rafale, l’Eurofighter et les F/A-18 espagnols. Il concentre à lui seul des enjeux de souveraineté technologique, de dissuasion nucléaire, de crédibilité vis-à-vis de l’OTAN et de consolidation industrielle.
Les déclarations de Catherine Vautrin sur la capacité de l’Allemagne à concevoir un avion, celles de Schöllhorn sur le risque d’échec, celles du conseil d’entreprise d’Airbus sur Dassault “mauvais partenaire” ne sont pas de simples coups de menton. Elles sont le symptôme d’un malaise plus profond : chaque pays veut un symbole de puissance nationale, tout en affichant officiellement un discours d’“Europe de la défense”. Tant que cette contradiction n’est pas assumée, le Système de combat aérien du futur restera un terrain de tensions permanentes.
Si les arbitrages industriels et politiques ne sont pas tranchés d’ici fin 2025, le programme basculera dans une zone grise dangereuse. Les phases de démonstration seront retardées, les budgets seront réalloués, les ingénieurs se disperseront vers d’autres projets. Le risque n’est pas seulement de perdre quelques années ; c’est de créer un précédent qui découragera toute tentative future de grand programme européen dans le domaine des systèmes d’armes complexes.
À ce stade, deux choses sont au moins claires. D’abord, le SCAF n’est plus un dossier technique, mais un sujet de politique industrielle lourde, où les syndicats, les conseils d’administration et les ministres interviennent directement. Ensuite, si le programme SCAF échoue, personne ne pourra prétendre qu’il a été victime du hasard. Les avertissements, les appels à la raison et les signaux d’alarme ont été envoyés. Si, malgré tout, le avion de combat du futur européen ne voit pas le jour, ce sera un choix collectif – implicite, mais bien réel – d’abandonner une ambition de souveraineté pour revenir à la dépendance vis-à-vis d’autres fournisseurs.
Sources :
AeroTime, “Germany’s Airbus works council renews call to end FCAS partnership with Dassault”, novembre 2025.
Hartpunkt, “Airbus-Betriebsrat: Dassault für FCAS der falsche Partner”, juillet 2025.
Naano/Handelsblatt, “Airbus-Betriebsrat stellt FCAS-Partnerschaft infrage”, septembre 2025.
Klamm / dts, “Zukunftskampfjet FCAS droht zu scheitern – Airbus fordert politische Lösung”, juin 2025.
Opex360, “Évoquant le SCAF, Mme Vautrin insiste : ‘L’Allemagne n’a pas la capacité pour fabriquer un avion’”, novembre 2025.
Valeurs Actuelles / 7sur7, déclarations de Catherine Vautrin sur l’urgence d’avancer sur le SCAF, novembre 2025.
Die Zeit, Handelsblatt, analyses sur les risques d’échec du FCAS et les tensions franco-allemandes, juillet–septembre 2025.
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