L’armée britannique risque l’obsolescence face à la guerre par drones. Analyse technique des limites actuelles et des réformes urgentes à mener.
La guerre en Ukraine l’a démontré : les drones sont devenus une arme centrale, tant pour la reconnaissance que pour les frappes. Face à cette réalité, l’armée britannique a commencé à moderniser sa formation, notamment via un programme de formation distribué et des partenariats avec le secteur civil. Mais cette dynamique est freinée par un cadre réglementaire obsolète et rigide imposé par la Military Aviation Authority (MAA), qui limite fortement les entraînements réalistes, notamment en interdisant les vols au-delà de 2 kilomètres hors ligne de vue et en rendant la certification des drones armés trop lente. L’enjeu est clair : sans adaptation urgente du cadre réglementaire et sans politique industrielle cohérente, l’armée britannique restera en retrait sur le champ de bataille moderne. Le présent article examine les implications opérationnelles, industrielles et réglementaires de ce retard.
Une révolution opérationnelle portée par la guerre des drones
Le conflit ukrainien a consacré l’usage des drones de combat comme instrument central des engagements modernes. Selon des estimations récentes, les drones seraient impliqués dans 80 % des pertes humaines sur le front, toutes causes confondues. Cette part écrasante souligne une évolution majeure des pratiques militaires : la supériorité ne repose plus seulement sur les chars, l’artillerie ou l’aviation pilotée, mais sur la capacité à opérer des drones à bas coût, modulables, et en très grand nombre.
Vers une nouvelle tactique terrestre
Les drones utilisés vont du quadricoptère amateur modifié à l’appareil semi-autonome transporté par camion civil. Certains sont fibre-optiques, guidés par câble, donc insensibles au brouillage. D’autres, bientôt totalement autonomes, ne seront plus vulnérables aux interférences électromagnétiques. Leur comportement est proche du « sniping aérien » : ils restent cachés dans un couvert végétal ou urbain, en attente d’une cible mobile, et attaquent à très courte distance.
Ce type de menace rend les véhicules blindés extrêmement vulnérables, en particulier dans les zones denses ou aux points de passage obligés (ponts, carrefours, rivières). Même les véhicules logistiques, les centres de commandement et les équipements de génie militaire deviennent des cibles prioritaires, entraînant une désorganisation complète des opérations interarmes en cas d’absence de protection efficace.
L’insuffisance des contre-mesures actuelles
Face à cette menace, les contre-mesures sont très en retard. Le brouillage peut être contourné par saut de fréquence. Les armes à énergie dirigée offrent des perspectives prometteuses, mais peinent à fonctionner efficacement à courte portée, surtout dans un environnement saturé. La détection des drones filoguidés, volants à basse altitude et masqués dans le « clutter » radar (bruit de fond), reste problématique. Or, les conflits modernes, notamment en milieu urbain, renforcent cet effet de saturation visuelle et électronique.
Une formation technique efficace, mais limitée par le cadre actuel
L’armée britannique a lancé plusieurs initiatives prometteuses pour intégrer l’usage des drones militaires dans ses programmes de formation. L’initiative la plus structurante est la création d’une Drone Academy, en partenariat avec jHUB, visant à fournir une formation modulaire et distribuée, adaptée à la diversité des unités.
Une formation distribuée adaptée aux réalités opérationnelles
La formation repose sur un modèle décentralisé, avec des cours fondés sur le pilotage FPV (First Person View) via simulateur et sur le drone racing. Contrairement aux cursus militaires classiques, l’accès n’est pas conditionné par un module préalable, mais par un test de compétence pratique. Ce modèle a deux avantages :
- Il valorise les compétences acquises en civil, notamment dans la course de drones ou les loisirs numériques.
- Il sélectionne des profils motivés, capables d’auto-formation, nécessaires pour maintenir des compétences techniques sensibles au « skill fade ».
Cette logique de filtrage naturel renforce la cohérence du programme de formation. Elle permet aussi de limiter les pertes de temps, à l’inverse de formations plus classiques qui enseignent des bases à des opérateurs déjà expérimentés (comme l’exemple donné de la conduite de véhicules Land Rover).
Une seconde ligne insuffisamment structurée
Pour devenir une force crédible sur le plan opérationnel, l’armée doit disposer d’une seconde ligne capable de soutenir un engagement de masse. Cela passe par des formations plus rapides, orientées vers les réservistes, et par le soutien à des structures civiles, comme la British Army Drone Sports Association, qui permettent de développer à faible coût une masse critique d’opérateurs compétents.
Malgré ces efforts, un obstacle structurel majeur freine l’ensemble du système : le cadre réglementaire actuel.
Une régulation inadaptée aux réalités du champ de bataille
La Military Aviation Authority (MAA) est en charge de la régulation des vols militaires, y compris des drones armés ou non armés. Sa doctrine est issue d’une logique pensée pour l’aviation habitée, avec des exigences qui s’appliquent mal à des systèmes semi-disposables, modifiables à très court terme, et souvent opérés à très basse altitude.
Des restrictions trop lourdes pour l’entraînement
La MAA limite la plupart des unités à des vols hors ligne de vue (BVLOS) à 2 kilomètres maximum, une portée ridicule comparée aux engagements observés en Ukraine (souvent entre 5 et 15 kilomètres). Ce seuil ne permet pas de s’entraîner dans des conditions réalistes, notamment pour les missions d’observation longue distance, de relai de signal ou de frappe indirecte.
À l’inverse, la Civil Aviation Authority (CAA) autorise des vols bien plus longs, dès lors que l’opérateur fournit un Operating Safety Case documenté. Ce modèle de validation par analyse de risque devrait être transféré à l’armée, sous une forme simplifiée, pour assurer une montée en compétence rapide de toutes les unités, et pas uniquement de l’artillerie.
Une certification inadaptée aux cycles d’innovation
Le second verrou majeur est la certification des drones armés. Dans l’état actuel, aucun petit drone armé n’est certifié pour un usage terrestre dans l’armée britannique. Or, les cycles de développement de ces drones se comptent en semaines. Sans un système de certification accéléré (moins de 30 jours), les équipements mis en service seront systématiquement dépassés par les dernières versions disponibles.
Ce retard condamne l’armée à s’entraîner avec des matériels obsolètes, affaiblissant la valeur opérationnelle de l’entraînement. Les deux autres armées (Navy et RAF) sont moins affectées, car elles se concentrent sur des drones plus lourds ou opérés au-dessus de la mer, dans un environnement plus simple à réguler.
Une politique industrielle à reconfigurer autour du drone civil
La politique d’acquisition de l’armée britannique reste trop centrée sur les fournisseurs historiques de la défense. Cette orientation rend les systèmes plus coûteux, plus complexes à produire en masse, et souvent moins adaptables à des besoins urgents.
Miser sur les fournisseurs civils
Les drones civils évoluent très vite et sont produits à des coûts bien moindres. En les sélectionnant comme base d’équipement (avec quelques adaptations militaires), l’armée peut :
- Réduire ses coûts unitaires (parfois divisés par 5 à 10).
- Garantir une scalabilité immédiate en cas de conflit, en mobilisant les lignes de production civiles.
- Multiplier les filières de formation civile-militaire, ce qui renforce la résilience des forces de réserve.
Cette approche suppose de résister aux pressions des majors de la défense, qui proposent des systèmes coûteux, parfois surdimensionnés, et difficiles à remplacer rapidement.
Réduire la dépendance industrielle vis-à-vis de la Chine
Une grande partie des composants de drones, notamment les capteurs optiques, les batteries et les modules de transmission, proviennent encore de Chine. Ce risque d’approvisionnement stratégique devrait être corrigé par une politique industrielle orientée vers :
- Une relocalisation partielle de la production au Royaume-Uni.
- Des partenariats avec des alliés technologiques fiables (UE, États-Unis, Japon, Israël).
Cela passe aussi par un soutien clair aux PME innovantes, capables de livrer rapidement et de s’adapter aux demandes du terrain.
Réformer pour éviter la marginalisation tactique
L’initiative de formation actuelle offre un modèle prometteur. Elle repose sur l’individualisation des compétences, une logique de masse via les réserves et l’exploitation des ressources civiles. Mais elle ne pourra survivre sans une réforme du cadre réglementaire.
Deux mesures simples permettraient une transition efficace :
- Adopter un modèle d’autorisation BVLOS simplifié, inspiré du système civil.
- Créer une voie accélérée de certification des drones armés, spécifique à l’armée de terre.
Sans cela, l’armée britannique risque de rester structurellement incapable de rivaliser avec des forces moins contraintes réglementairement, mais mieux formées et équipées à bas coût.